mardi 11 octobre 2016

ROSE 163

























                                   ALBERT TARDIEU


À l'usage, le chat s'avère être une chatte.
Si nous l'appelions Jeanne, plutôt ? propose Rose.
Grégoire commence par refuser puis, après mûre réflexion, accepte, à condition qu'on garde le "Tardieu".
— Va pour Jeanne Tardieu, rit Rose. Et, puisqu'il s'agit de toute une famille, je bois à l'alliance officielle des Tardieu et des Tadros.
Elle lève son verre de grenadine et trinque avec son fils, qui avale le sien cul sec. Olivier, ne voulant pas être en reste, en fait autant et, bien entendu, s'étrangle.
Tandis qu'elle lui tapote dans le dos, Amir et Ricco, qui écoutaient les enregistrements, sortent du salon. 
— Et nous ? On n'a pas droit au goûter ?
Suffit de demander. Qu'est-ce que tu prends, Ricco ?
Un café, si possible.
— Je vais en préparer, s'empresse Amir.
Depuis le fameux anniversaire, il est métamorphosé. Oh, sa dépression n'est pas guérie, non, ce serait trop beau. Il est toujours sous traitement, mais on sent qu'il reprend peu à peu le dessus. Selon le médecin, en dépit des hauts et des bas — une éprouvante alternance d'euphorie et d'abattement intense —, « il a dépassé la phase critique et son état ne peut que s'améliorer. »
— C'est hallucinant, ce qu'il a pondu, ton enfoiré de mari,  déclare Ricco en s'asseyant. Comment peut-on tirer des sons pareils d'une simple guitare ?
Du doigt, il mime une sorte de friselis puis plinc ! comme des bulles qui éclatent.
— Moi, je trouve ça tout bonnement génial.
— Génial, génial, tu exagères, se défend Amir, modeste (mais comblé). Et puis, soyons honnête, Lucas y est pour beaucoup.
Il s'affaire en parlant. Sort la cafetière du placard, prend les filtres sur l'étagère, dose les quantités.
— J'aimerais que tu fasses sa connaissance : c'est un drôle de loustic. Je suis certain que ça collerait, entre vous. Tu n'as pas envie d'assister au tournage?
Il commence quand ?
Fin juin. Le 28 ou 29, par là… Un lundi.
— Alors, malheureusement, ce sera non : je rentre à Beyrouth le 30, et j'ai une tonne de formalités à régler avant. Le changement de carte grise, entre autres.
Rose percute au quart de tour.
— La voiture ? roucoule-t-elle, l'œil en coin.
— Eh oui, ma belle : chose promise, chose due.
— Chouette, on va pouvoir emmener les gosses à la campagne ! Qu'est-ce qu'on dit à tonton Ricco, les mômes ?
Rien. Grégoire, qui pioche goulûment dans le paquet de petits-beurre, n'a — pour une fois —pas suivi la conversation. Quant à son frère, il est très absorbé par l'émiettage systématique des siens sur les jupes de sa mère.
— Malèch*, s’esclaffe Ricco. Toute bonne action porte en elle-même sa récompense, alors, vos remerciements, hein !
D'un mouvement désinvolte, il les balance par-dessus son épaule.
— Confucius, ajoute-t-il à l'attention de Rose, décontenancée. Mon voisin de chambre suit des cours aux langues O*.
Ah, je me disais aussi.
Tu ne reviendras pas l'année prochaine, tu en es sûr ?  regrette Amir.
— Eh non : j'ouvre mon cabinet d'architecture intérieure, à la rentrée.
— Après seulement un an d'études ? s'étonne Rose. Ce n'est pas un peu peu, ça ?
— Un an de perfectionnement, nuance. Tu oublies mes trois ans à l'ALBA* et…
Les borborygmes de la cafetière couvrent la fin de sa phrase.
— Tu t'installes à Hamra, je suppose ? dit Amir, en éteignant l'engin.
         — Tout juste : mon père a acheté un petit local, à côté de chez Design
Il tend sa tasse :
— Merci… Je ne te propose pas de m'accompagner, cette fois : tu as mieux à faire.
Tu m'étonnes ! Je ne vais pas chômer, dans les mois à venir.
— Maintenant, notre vie est ici, dit doucement Rose. On a une maison, du boulot, des amis…
— Un ssat ! ajoute Grégoire, en postillonnant du biscuit.
— Ne parle pas la bouche pleine, voyons, s'indigne Amir.
Rose sourit, rêveuse.
— Un chat… et peut-être un jour un chien, qui sait ? Pour remplacer notre Julie.
Oh oui, un ssien ! applaudit Grégoire.
Un ssien ! approuve Olivier en écho.
D'un geste solennel, Ricco repose sa tasse.
— Vous voulez un chien ? J'en ai un dans ma manche.
— Après la voiture, le chien, s'esclaffe Amir. T'as raté ta vocation de père Noël, toi !
De magicien, plutôt, corrige Rose.
— Sérieusement, il y en a un qui traîne, depuis des semaines, dans les jardins de la cité U. Une espèce de bâtard court sur pattes qui ne doit plus être bien jeune, vu sa dégaine… Les étudiants lui filent à bouffer, mais à mon avis, il préférerait de vrais maîtres.
— C'est tout à fait ce qu'il nous faut, dit Rose. Qu'en penses-tu, Amir ?
L’intéressé a un geste fataliste.
— Que veux-tu que je te dise, habibté ? Où que tu ailles, tu reconstitueras toujours ta tribu, même sur la Lune !

C'est ainsi qu'Albert Tardieu est entré dans la famille.


*ALBA : Académie Libanaise   des
Beaux- Arts
* Les langues O : L’école des langues orientales




                                                           FIN

2 commentaires:

  1. Oh bah non... Quel triste mot que le substantif "fin" qui au contraire de son homonyme adjectival tombe lourdement sur le lecteur..! Surtout que la lecture sans le support papier ne m'a pas préparée à cette fin... Merci en tout cas pour ce récit poignant, touchant, pour ces personnages tellement vivants ! Pour me remettre de ma tristesse, je vais de ce pas boire une infusion à la Rose...

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    1. Gudule avait commencé un sixième tome de ses récits autobios. Mais Grasset ayant refusé de publier une saga pour s'en tenir aux trois premiers opus, elle a renoncé à le terminer, et les tomes 4 et 5 que j'ai mis sur ce blog sont orphelins.
      Si un jour j'ai un peu de sous d'avance, je les ferai imprimer pour un petit tirage.
      Merci d'avoir suivi ma Gudule.

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