DOUBLE PRODIGE
— Rose…
— Mmm ?
— Tu peux me garder Nadège cinq minutes ?
Rose
ouvre des yeux ronds. A-t-elle bien compris ? Sa belle-sœur lui tend le
petit corps immobile qu'elle reçoit dans ses bras comme s'il s'agissait
du Saint Sacrement. Et Omane s'éloigne, non sans se retourner deux ou
trois fois, le regard anxieux
— Faut-il qu'elle ait confiance en moi, se dit Rose, toute remuée.
Omane
ne se sépare jamais de sa fille. Elle l'emmène partout, même aux
toilettes. Et ne laisse à personne le soin de s'en occuper.
Enfin, ne laissait… jusqu'à cette seconde précise.
—
Ça, c'est un événement, dit Rose à sa nièce. Ta mère vient de franchir
un grand pas, là. Tu ne t'en rends pas compte, mais c'est très
important pour moi, pour elle… et pour toi.
Tandis
qu'elle parle, les yeux de l'enfant la sondent, avec cette fixité
glaçante à laquelle, maintenant, elle s'est habituée. D'un index léger,
elle effleure le nez fin, les joues d'une pâleur quasi-translucide, la
bouche sévère.
— Quand vas-tu me faire une risette, hein ? Une jolie petite risette pour tante Rose.
Olivier
et Grégoire, en plein "parcours d'obstacles" avec la batterie de
cuisine (c'est leur jeu favori, depuis quelques jours : sortir
casseroles et poëles de l'armoire sous l'évier et les disséminer partout
dans la cuisine, pour les contourner à quatre pattes) ; Olivier et
Grégoire, donc, apercevant leur mère avec la petite cousine, rappliquent
aussitôt.
Rose s'accroupit pour mettre Nadège à leur portée, tout en recommandant:
— Doucement, les garçons ! Doooucement !
Or,
la douceur n'est pas la principale qualité de Grégoire, loin s'en faut.
D'autant que la "casserole-party" l'a passablement excité. Il fond sur
sa mère qui, sous cet assaut inattendu, perd l'équilibre, part en
arrière… et lâche Nadège.
La petite fille atterrit sur carrelage —pas de bien haut, heureusement.
— T'es pas un peu malade de me bousculer comme ça ? hurle Rose en s'empressant de la ramasser. Regarde ce que tu as fait.
— Tombée, Adège, constate placidement le coupable.
Rose, affolée, examine sa nièce sous toutes les coutures, et constate avec soulagement qu'elle n'a pas de marque. En revanche…
En
revanche, avec un temps de retard, le visage impassible se froisse, les
paupières qui ne cillent jamais se plissent, la bouche s'entrouvre… ET
NADEGE ÉMET UN SON.
Rose, estomaquée, se rue vers la porte qui conduit à l'étage.
— Omane ! Omaaaane ! La petite a crié !
Entre-temps,
le cri s'est mué en un pleur tremblotant. Avec une exclamation
étouffée, Omane dégringole les marches et, partagée entre la joie et une
inquiétude folle, arrache littéralement le bébé à Rose.
— C'est tout, ma gazelle… Mon amour… Ma fleur des sables… C'est tout, maman est là.
Mais elle a beau faire, l'enfant ne se calme pas.
— Chante–lui une berceuse, suggère Rose, c'est le meilleur moyen.
En désespoir de cause, la diva s'exécute. Et l'enfant se tait.
Le soir, quand Rachad rentrera du travail; Rose lui annoncera, avec une fierté non dissimulée :
— Tes deux femmes ont donné de la voix, aujourd'hui.
L'une et l'autre l'utiliseront, désormais.