dimanche 31 juillet 2016

ROSE 94

 

                             DOUBLE PRODIGE


Rose…
Mmm ?
Tu peux me garder Nadège cinq minutes ?
              Rose ouvre des yeux ronds. A-t-elle bien compris ? Sa belle-sœur lui tend le petit corps immobile qu'elle reçoit dans ses bras comme s'il s'agissait du Saint Sacrement. Et Omane s'éloigne, non sans se retourner deux ou trois fois, le regard anxieux
                — Faut-il qu'elle ait confiance en moi, se dit Rose, toute remuée.
                 Omane ne se sépare jamais de sa fille. Elle l'emmène partout, même aux toilettes. Et ne laisse à personne le soin de s'en occuper.
                  Enfin, ne laissait… jusqu'à cette seconde précise.
                  — Ça, c'est un événement,  dit Rose à sa nièce. Ta mère vient de franchir un grand pas, là. Tu ne t'en rends pas compte, mais c'est très important pour moi, pour elle… et pour toi.
                    Tandis qu'elle parle, les yeux de l'enfant la sondent, avec cette fixité glaçante à laquelle, maintenant, elle s'est habituée. D'un index léger, elle effleure le nez fin, les joues d'une pâleur quasi-translucide, la bouche sévère.
                    — Quand vas-tu me faire une risette, hein ? Une jolie petite risette pour tante Rose.
                    Olivier et Grégoire, en plein "parcours d'obstacles" avec la batterie de cuisine (c'est leur jeu favori, depuis quelques jours : sortir casseroles et poëles de l'armoire sous l'évier et les disséminer partout dans la cuisine, pour les contourner à quatre pattes) ; Olivier et Grégoire, donc, apercevant leur mère avec la petite cousine, rappliquent aussitôt.
Rose s'accroupit pour mettre Nadège à leur portée, tout en recommandant:
                    — Doucement, les garçons ! Doooucement !
                       Or, la douceur n'est pas la principale qualité de Grégoire, loin s'en faut. D'autant que la "casserole-party" l'a passablement excité. Il fond sur sa mère qui, sous cet assaut inattendu, perd l'équilibre, part en arrière… et lâche Nadège.
                        La petite fille atterrit sur carrelage —pas de bien haut, heureusement.
                     — T'es pas un peu malade de me bousculer comme ça ? hurle Rose en s'empressant de la ramasser. Regarde ce que tu as fait.
            Tombée, Adège,  constate placidement le coupable.
                          Rose, affolée, examine sa nièce sous toutes les coutures, et constate avec soulagement qu'elle n'a pas de marque. En revanche…
                           En revanche, avec un temps de retard, le visage impassible se froisse, les paupières qui ne cillent jamais se plissent, la bouche s'entrouvre… ET NADEGE ÉMET UN SON.
                            Rose, estomaquée, se rue vers la porte qui conduit à l'étage.
             Omane ! Omaaaane ! La petite a crié !
                            Entre-temps, le cri s'est mué en un pleur tremblotant. Avec une exclamation étouffée, Omane dégringole les marches et, partagée entre la joie et une inquiétude folle, arrache littéralement le bébé à Rose.
                         — C'est tout, ma gazelle… Mon amour… Ma fleur des sables… C'est tout, maman est là.  
Mais elle a beau faire, l'enfant ne se calme pas.
               — Chante–lui une berceuse, suggère Rose, c'est le meilleur moyen.
En désespoir de cause, la diva s'exécute. Et l'enfant se tait.

              Le soir, quand Rachad rentrera du travail; Rose lui annoncera, avec une fierté non dissimulée :
             — Tes deux femmes ont donné de la voix, aujourd'hui.
L'une et l'autre l'utiliseront, désormais.



ROSE 93

 
  
                         LA FIN DE L’EXIL

Qu'est-ce que tu fais, Rachad ?
           — Je range mes tableaux dans le cagibi. Tu me files un coup de main ?
              Avec autant de répulsion que s'il s'agissait d'une peau gangrénée, Rose empoigne une toile — par l'arrière, pour ne surtout pas toucher la face peinte — représentant un bébé galactique, hurlant dans les profondeurs obscures de l'infini. Elle ne fait aucune commentaire, se contente de ranger l'effroyable chose, face contre le mur, dans le placard ad hoc. Puis va chercher la suite.
              Sous leurs efforts conjugués, la pièce est vidée en deux temps trois mouvements.
            — Où on met le lit ? interroge Rose, une fois tout le reste débarrassé. Dans ta chambre ?
           La tête de Rachad oscille de gauche à droite.
             — Pour ça, il faudrait qu'Omane démonte sa tente, et à mon avis, ce n'est pas gagné.
              En effet : la diva, consultée, refuse tout de go. Le cocon de Nadège, bien que déserté en journée, reste indispensable pour les siestes et la nuit. C'est là que mère et fille partagent leur sommeil. Là qu'elles se cajolent, se retranchent, se préservent des atteintes extérieures.
               Rose n'insiste pas. Rachad non plus. Mais ils s'emploient à rendre la pièce du bas joyeuse et accueillante, comme elle l'était jadis. Un plaid de couleur vive et des coussins transforment le lit en un canapé confortable ; tapis, table basse, poufs et fauteuils complètent l'ensemble. Désormais, l'ex-atelier aura la double fonction : salon le jour, chambre la nuit. Et les miasmes de son mal-être n'empoisonneront plus le repos de Rachad.


samedi 30 juillet 2016

ROSE 92



                                       LES RUMEURS DE LA VIE
 
   Un mois plus tard, Rose est toujours là. Et s'en porte bien.
   Rachad, qui fait régulièrement la navette entre les deux maisons, a quasiment transféré tout le contenu de l'une dans l'autre — hormis les meubles, et encore ! Le lit de Grégoire et le berceau d'Olivier ont pris place dans la petite chambre chaulée, ainsi que la machine à écrire de Rose, ses dossiers et ses documents. De sorte que celle-ci continue son roman — mais vaille que vaille, histoire de dire que. (Le cœur n'y est plus vraiment : question "face cachée", elle a eu sa dose, et se demande si, en fin de compte, elle ne préfère pas écrire des contes pour enfants, nettement moins glauques.)
Par ailleurs, si Rachad, au cours de ses nombreuses allées-et-venues, a rencontré Mona Aoun, il n'en a pipé mot, conformément aux directives de sa belle-sœur. En revanche, il lui a conseillé avec fermeté de ne pas remettre Grégoire à l'école jusqu'au retour d'Amir.     — Inutile de tenter le diable, a-t-il précisé, sans entrer dans les détails.
   Rose a obtempéré de bonne grâce, trop contente d'être prise en charge, de sorte qu'à présent, du matin au soir, le patio résonne de rires et de baragouins d'enfants. S'y  ajoutent, selon l'heure du jour, les jappements de la chienne, les gronderies maternelles, les interpellations des femmes entre elles — bref, les rumeurs de la vie —, de sorte que s'éloigne, jusqu'à n'être plus qu'un mauvais souvenir, le spectre du cloître muet où Rachad errait, comme dans un cimetière.
   N'y manque que la voix mélodieuse d'Omane, car depuis la naissance de sa fille, la diva ne chante plus.
 
 

vendredi 29 juillet 2016

ROSE 91

 


                           UN RAYON DE SOLEIL DANS LE CŒUR

           — Omane et moi, on ne vivait quasiment plus ensemble, confie Rachad à Rose, un peu plus tard. La naissance de la petite l'a fait rentrer dans sa coquille d'une manière insensée.
Pincement de lèvres désabusé de Rose.
J'avais remarqué.
              — Je m'y attendais un peu, note bien : j'avais lu des articles sur la relation fusionnelle entre la mère et l'enfant, l'exclusion du père, etc. Mais pas à ce point ! Pas au point de rester vingt-quatre heures sur vingt-quatre confinée dans sa tente, sous prétexte de  protéger sa fille du monde extérieur, pendant que moi, je crevais de solitude.
               Un profond soupir lui échappe, plus explicite qu'un long discours.
               — Ah, j'ai dérouillé, tu peux me croire. Je me sentais partir à la dérive. Heureusement qu'il me restait la peinture.
Baissant d'un ton :
J'ai beaucoup peint, ces derniers temps…
Ah ?
              Rose ne signale pas qu'elle est au courant. Vu la teneur de la peinture en question, elle ne s'en sent pas le courage. Des fois qu'il lui demanderait son avis, hein ?
              — Tu aurais pu passer à la maison, se contente-t-elle de murmurer.
     — Je ne voulais pas vous embêter avec mes problèmes.
              — Tu es vraiment le roi des cons, toi ! Et, tiens, à propos de problème, ce serait sympa que tu solutionnes le mien… en passant chez moi, justement. J'ai besoin d'un tas de machins que je n'ose pas aller chercher.
Inutile d'entrer dans les détails, Rachad comprend à demi-mot.
File-moi ta clé, j'y vais tout de suite.
Tu ne veux pas que je t'accompagne ?
              — Pas la peine, reste avec Omane. Tu as une excellente influence sur elle, ce n'est pas le moment de laisser retomber la mayonnaise. Grâce à toi, j'entrevois le bout du tunnel. Qu'est-ce que je te rapporte ?
              — Tout ce que tu trouves comme fringue et comme jouets, dans la chambre des gamins. Ah, le panier du chien, aussi. Et un peu de linge pour moi.
             — Bon, je ferai de mon mieux… Au fait, si je rencontre ta foldingue, qu'est-ce que je lui dis ?
             — Rien. Ou alors, ce que tu veux mais ne me le répète pas. Je tiens à l'oublier le plus vite possible.
           —  A tes ordres, belle-sœur !
             Ce ton moqueur… Il y avait bien longtemps que Rose ne l'avait entendu. Dix mois, exactement.
            « Ça y est, j'ai retrouvé mon Rachad », pense-t-elle, un rayon de soleil dans le cœur.



jeudi 28 juillet 2016

ROSE 90

 

                                          PREMIERS SOURIRES


   Quand Rachad rentre du travail, en fin d'après-midi, il les trouve tous les cinq dans la cuisine. Rose prépare le repas. Grégoire, à quatre pattes, donne des cours de reptation à son frère, sous la surveillance attentive de Julie. Et Omane, assise en tailleur à même le sol, berce Nadège dans le "hamac" formé par le tissu de sa robe tendu entre ses genoux.
   La scène le fige d'étonnement sur le pas de la porte.
Omane, tu… tu as sorti la petite ?
Sa femme incline lentement la tête. 
Une chose inimaginable s'est passée, tout à l'heure, dit-elle.
Et de lui raconter la rencontre magique entre les deux bébés.
            — Mais alors… Nadège est peut-être moins atteinte qu'on ne le craignait ? articule Rachad, la gorge serrée.
Rose, à nouveau gagnée par l'émotion, s'éclaircit la voix avant de remarquer :
            — Elle fait des progrès, quoi. C'est bien naturel, à son âge, hein, pitchounette ! 
   Aucune réaction. La petite fille a retrouvé son masque marmoréen. L'exemple d'Olivier, gesticulant sur le carrelage, ne l'inspire guère, et pour cause : son retard est tel qu'elle ne tient pas encore assise.
   Qu'importe : ce soir, pour la première fois depuis sa naissance, ses parents ont le sourire.


mercredi 27 juillet 2016

ROSE 89

                       LE COCON

— En attendant le réveil d'Omane, tu resteras cul nu, mon trésor.
Par chance, cette attente ne dure pas trop longtemps. Un demi-heure plus tard, la diva sort de sa chambre, vêtue de la tunique rouge de La Tosca — dans laquelle, maintenant, elle flotte.
— Tu n'aurais pas des langes à me prêter ? demande Rose, avant même de la saluer.
— Si, répond Omane, en regardant son neveu d'un air songeur.
Se sentant observé, Olivier sourit, bavouille et tend les bras. Omane hésite, puis craque.
— Bonjour, petit mamour, dit-elle en le soulevant.
              En dépit de la contenance qu'elle s'efforce de garder, Rose perçoit son émotion. Et, du coup, craque aussi.
— Et Nadège ? s'enquiert-elle.
Omane ne bronche pas. Elle rend calmement Olivier à sa mère, met l'eau à chauffer, sort le thé du placard.
« Elle n'a pas entendu, se dit Rose. Ou alors, elle fait semblant.»     Mais elle n'ose pas répéter sa question.
Un long moment plus tard :
— Tu veux la voir ? murmure Omane.
Sourire incertain de Rose. 
— Oh, oui, s'il te plait.
Sans un mot, sa belle-sœur l'emmène dans sa chambre où, surprise ! la tente bédouine, retirée du patio pour cause de mauvais temps, a été dressée, à l'exclusion de tout autre mobilier.
Un doigt sur la bouche, Omane soulève le pan de toile et s'insinue à l'intérieur, en faisant signe à Rose de la suivre.
         Dans l'univers de tissu règne une paix idéale.
         « C'est un nid, pense furtivement Rose. Non, plutôt un cocon. Omane a tissé un cocon autour de sa larve, comme les insectes… » Puis elle réalise tout ce qu'évoque le mot "larve", dans ce contexte particulier, et frémit.
         « Mon Dieu, comment est cette petite pour qu'Omane éprouve à ce point le besoin de la cacher ? »
         Son désarroi s'accentue, au fur et à mesure que s'écartent les draperies.
         — Voilà ma nursery, annonce Omane, parvenue au cœur du cocon.
         Cette "nursery" se résume à un vaste matelas, couvert de coussins précieux.
         Dessus, vêtue d'or et de pourpre, l'enfant endormie.
         Petite. Frêle. Très pâle.
         Ravissante.
— Ooooh, chuchote Rose. On dirait une princesse . 
— C'en est une, répond sourdement Omane. Ma petite princesse du désert.
Sentant confusément une présence étrangère, Nadège ouvre les yeux et scrute les intrus. Son regard est d'une intensité, d'une gravité inhabituelles. En revanche, pas un muscle de son visage ne bouge. Et elle ne profère aucun son.
— Coucou, Nadège, roucoule Rose.
Aucune réaction. La petite fille semble plongée dans un rêve éveillé dont rien ne peut la distraire.
— Elle est toujours… comme ça ? souffle Rose, se souvenant des confidences de son beau-frère.
Omane hoche la tête.
— Elle ne sourit jamais ?
Omane secoue la tête, puis tend la main vers les langes empilés dans un coin.
— Tu peux changer Olivier, si tu veux.
— Ici ?
— Oui, il y a tout le nécessaire.
Elle désigne un panier où s'entassent des produits d'hygiène.
         Rose allonge donc son fils sur la couche princière. Comme à son habitude, il gigote, babille. Puis avise sa cousine.
         Un autre bébé ! Voilà qui est bigrement intéressant. Tandis que sa mère le talque et l'emmaillote, toute son attention est captée par la petite fille. Il lui parle, avec force bulles et "areu", puis entreprend de la toucher.
         Vu sa position — sur le dos, jambes en l'air —, ce n'est pas simple, mais il s'obstine. Étend la main le plus loin qu'il le peut. S'étire, se contorsionne. Et, victoire! finit par atteindre, du bout des doigts, le visage convoité.
— Attention ! s'écrie Rose, en le ramenant à elle.
Non, laisse-le faire, dit Omane.
                À présent, tournés l'un vers l'autre, les bébés s'examinent avec curiosité. Nadège, immobile et sévère, Olivier, bavard et entreprenant. Si entreprenant qu'à peine débarrassé de l'entrave maternelle, il rampe vers sa cousine — qui, de son côté, ne perd pas un seul de ses gestes, l'œil écarquillé, la pupille dilatée — et, maladroitement, lui tripote le nez, puis la bouche.
Tu n'as pas peur qu'il lui fasse mal ? s'inquiète Rose.
               Omane, fascinée, ne répond pas. Elle observe leur manège en retenant son souffle.
Et c'est alors que le miracle se produit. Sous les patouillis d'Olivier, les traits de Nadège s'animent imperceptiblement. Oh, ce n'est pas un sourire, non. Ni même une mimique. Juste une légère, très légère crispation qui s'accompagne d'un semblant de soupir. 
Devant ce spectacle, Omane ne peut retenir ses larmes.
C'est la première fois ? comprend Rose.
               — Oui, elle n'a jamais réagi aux caresses, ni aux paroles, ni aux sollicitations d'aucune sorte. Comme si rien n'atteignait son cerveau. Et là… là…
Sa voix se brise.
              — Elle a peut-être besoin d'un compagnon de son âge… Et elle l'aurait eu plus tôt si tu ne nous avais pas fuis comme la peste, siffle Rose pour faire diversion.
Puis, sa pique lancée, elle ramasse son gamin, coupant ainsi court à une tension qu'elle n'assume pas.
Je vais voir si Grégoire ne fait pas de bêtises.
              Omane la regarde s'éloigner, bouleversée. Un changement fondamental est en train de s'opérer en elle. Une fois de plus, par sa seule présence, Rose a balayé toutes ses certitudes. Elle hésite, fixe le drap mouvant par où sa belle-sœur vient de disparaître, puis, se décidant brusquement, saisit sa fille et sort à son tour.





mardi 26 juillet 2016

ROSE 88

 

                                   L’ATELIER

         Elle chasse aussitôt cet affreux soupçon.
         « Je le saurais, voyons ! Rachad me l'aurait dit, hier. N'empêche que… »
         Elle tend l'oreille.
         « … c'est tout de même étrange que je ne l'aie même pas entendue pleurer, cette petite. »
         En proie à une perplexité qui va croissant, elle poursuit son exploration. Et pénètre dans le salon.
         Ce qu'elle y découvre lui coupe la respiration.
         Car le salon n'en est plus un. Table basse et fauteuils ont disparu. À leur place, un lit — pas fait — et des tableaux, des tableaux, des tableaux… 
Rose a un mouvement de recul involontaire. Oh, elle reconnaît la griffe de Rachad, ses obsessions cosmiques. Mais le rêve galactique a viré au cauchemar. Les boules de couleur qui, jadis, évoquaient des constellations disséminées dans l'espace, se regroupent à présent pour former des visages. D'immenses faces de bébés au regard vide, posées, telles des planètes, au fond du firmament. Le tout dans une gamme de couleurs sourdes, à dominante de noir et de vert vénéneux.
         Quelles monstrueuses angoisses son beau-frère, si peu enclin à se plaindre,  a-t-il exorcisées ici ? De quels tourments morbides s'est-il débarrassé ? Rose l'imagine, à la nuit tombante, halluciné, écumant, extirpant de ses tripes les démons qui le rongent pour les jeter sur la toile.
         Peut-être crie-t-il de douleur, durant cet "accouchement"? Lui dont le stoïcisme est proverbial, peut-être se roule-t-il par terre en hurlant ?
         L'insoutenable vision arrache une plainte à Rose. Elle referme aussitôt la porte, avec le sentiment d'avoir, telle la femme de Barbe-Bleue découvrant le charnier de son époux, surpris un secret atroce. Et, le cœur en déroute,  elle s'empresse de retourner à ses si rassurantes préoccupations matérielles.
         « Tout ça, c'est bien joli, mais en attendant, mon pauvre Olivier a le derrière trempé. Et après, bonjours les rougeurs ! Il faudrait que j'aille chez moi chercher quelques affaires, mais je n'oserais jamais. Mona m'y attend peut-être, et après ce qui s'est passé… »
Elle frissonne.
« … l'affronter est au-dessus de mes forces. »
Que faire alors ?



lundi 25 juillet 2016

ROSE 87

RÉVEIL EN TERRE ÉTRANGÈRE

         La maison est silencieuse. Très. Trop. Un silence de cathédrale, de lieu inhabité. Un silence qu'on entend.
Rose n'avait pas souvenance que l'atmosphère, ici, pèse un tel poids. C'était une habitation riante, jadis. Pas un mausolée !
— Maman, ze peux aller dehors avec Zulie ? réclame Grégoire en montrant le patio.
En dépit d'une brume matinale persistante, elle leur ouvre, mais recommande : 
— Pas de bruit, hein ! Oncle Rachad et tante Omane dorment peut-être encore.
         Elle-même se rend dans la cuisine, afin de préparer le petit déjeuner.
Sur la table, du café encore chaud, du pain, du beurre l'attendent.
« Rachad est déjà parti au travail, constate-t-elle. Quant à Omane… je suppose qu'elle n'est pas levée. »
         Voilà qui est bien ennuyeux, car Rose se trouve confrontée à un problème de taille : les changes. Dans leur fuite précipitée de la veille, ni elle ni son beau-frère n'ont pensé à emmener le nécessaire. D'autant qu'en principe, il y a tout ce qu'il faut ici…
         Oui, mais où ?
         « Dans la salle de bains, évidemment. Que je suis bête ! »
         Mais Rose a beau fouiller étagères et placards, elle n'y dégote ni talc, ni lait de toilette, ni pommade pour les fesses. Quant aux langes, il n'y en pas la moindre trace.
         « Bizarre, ça ! Chez moi, les produits pour bébés débordent de partout. Où Omane peut-elle bien ranger tout son bordel ? »
         Elle passe de pièce en pièce, et son étonnement va croissant.
         « Incroyable ! Il n'y a pas un jouet qui traîne, pas un chausson, pas un biberon… Comme s'il n'y avait pas d'enfant, dans cette maison. »
         Un froid glacial l'envahit.
         « La petite Nadège n'est quand même pas… morte ? »



dimanche 24 juillet 2016

ROSE 86

 

      
                                        ÉTRANGES RETROUVAILLES

Dans la cuisine flotte un réconfortant parfum de thé à la menthe.
— Assieds-toi, dit Omane, en versant le liquide chaud dans les tasses. Et raconte-nous.
Rien, dans son attitude, ne laisse supposer de quelconques retrouvailles. Elle se comporte comme si elles s'étaient vues la veille — alors que depuis dix mois, elle vit en recluse. En revanche, elle a beaucoup maigri. Son corps sculptural est devenu longiligne, ses joues se sont creusées. Deux rides, joignant les ailes du nez aux commissures des lèvres, encadrent une bouche curieusement flétrie.
Rose s'exécute de bonne grâce. Parler la soulage. Elle n'omet rien : ni l'extrême amitié qui l'a liée à Mona, les premiers temps, ni le lent basculement de la situation, ni les circonstances de sa prise de conscience, ni les scrupules qui ont suivi. Elle en rajoute, même, se charge un maximum, trouve à "la malheureuse" une foule de circonstances atténuantes. Et finit par avouer, en s'effondrant en larmes, qu'elle est bourrelée de remords.
— Si j'avais été plus vigilante, Bébête ne serait pas morte,  hoquette-t-elle. Amir a raison quand il me traite de godiche.  Même en croyant bien faire, je ne commets que des bourdes.
— Cesse donc de te fustiger, tu n'es pas seule en cause, coupe sèchement Omane. Rien de tout cela ne serait arrivé si je t'avais soutenue, pendant l'absence de ton mari.  
C'est sa première parole de regret.
Ce sera la seule.


                                                     *



Il est presque trois heures quand Rachad se décide à lever la séance.
— Allez, au lit ! Je bosse, moi, demain.
Épuisée par toutes ces émotions, Rose gagne en bâillant la petite chambre aux murs chaulés — celle-là même où, il y a un peu plus d'un an, elle se remettait de ses déboires avec Isis, et que peuplent, à présent, les souffles paisibles de ses deux enfants. Et, sitôt couchée, sombre dans un trou noir.


samedi 23 juillet 2016

ROSE 85

 

    
                                               AU SECOURS !
 
         Dans l'état d'effroi que l'on devine, Rose se re-barricade et saute sur le téléphone. Il lui faut de l'aide. De l'aide, à tout prix. Or, la seule personne à même de l'aider dans les circonstances présentes, c'est son beau-frère.
Elle l'appelle donc, quitte à rompre la loi du silence instaurée par Omane. Il s'agit d'un cas de force majeure, n'est-ce pas ?
         Durant un bon moment, l'appareil sonne dans le vide. Puis l'on décroche, et une voix ensommeillée bredouille :
— Allo ?
— Rachad, au secours, crie Rose.
Instantanément, la voix se raffermit.
— Qu'est-ce qu’il se passe ?
 — Il y a une folle qui… qui me harcèle. Elle a tué Bébête.
Une crise de sanglots nerveux l'empêche de continuer.
— Tu veux que je vienne ? demande Rachad.
— Oh, oui, s'il te plaît. J'ai peur, tu ne peux pas savoir.
                  Cinq minutes plus tard, il est là et, d'un simple regard, jauge la situation.
— Allez, prends tes enfants, je t'emmène à la maison.
Rose ne se le fait pas répéter. Les enveloppant chacun dans une couverture, elle les transfère, tout endormis, dans la voiture de son beau-frère. Puis elle embarque, suivie de Julie.
— Et… Omane, qu'est-ce qu’elle va dire ? interroge-t-elle, tandis que Rachad se gare devant chez lui.
Il y a un bon moment que la question lui brûle les lèvres — depuis qu'elle a téléphoné, en fait —, mais elle se résout seulement à la poser. Avant, elle n'osait pas. Toujours la fameuse politique de l'autruche.
— Elle t'attend, répond Rachad. 
— Ah ?
— Prends Olivier, je me charge de Grégoire, ajoute-t-il.
Au claquement de la portière, le patio s'ouvre et la haute silhouette d'Omane se profile dans l'encadrement.
— Entre, Rose, dit-elle. La chambre d'amis est prête. Va vite y installer tes gosses.


 

vendredi 22 juillet 2016

ROSE 84

 

                                 LE CADEAU

Combien de temps dure cette scène odieuse ? Une demi-heure ? Une heure? Rose est incapable de l'évaluer. Noyée dans sa peur, elle n'a plus qu'une pensée, une seule : QUE ÇA S'ARRÊTE.
         Or, ça finit par s'arrêter. 
         Plus de cris, soudain. Plus de coups. Plus d'aboiements.
Le silence.
            Lentement, elle se relève, s'approche de la fenêtre. Écarte légèrement le rideau.
La silhouette massive est toujours là, dans l'ombre, qui l'apostrophe : 
— Inutile de te cacher, je vois bien que tu m’espionnes.  Mais ne t'inquiète pas, je te laisse : j'ai dit tout ce que j'avais à dire, il ne me reste plus qu'à agir
Et sur ces mots chargés d'on ne sait quelle menace, Mona s'éloigne en trébuchant, pesante, voûtée comme une vieille. Terriblement, effroyablement pathétique. 
Ce n'est qu'un faux départ, hélas. Vingt mètres plus loin, elle fait volte-face et revient sur ses pas.
Ah, j'oubliais mon petit cadeau d'adieu !
Elle jette quelque chose par-dessus le mur, puis s'en va pour de bon. Rose la suit des yeux jusqu'à ce qu'elle disparaisse, et lorsqu'elle est certaine de n'avoir plus rien à craindre, redescend, déverrouille la porte et se glisse dans le jardin à la recherche du "cadeau".
Julie, plus vive qu'elle, le trouve aussitôt. Et reste à côté, à geindre en le poussant du museau.
Dans la pénombre, Rose se baisse, ramasse la "chose", la relâche dans un cri.
C'est une boule de poil.
Un cadavre encore chaud.
Celui du chaton, étranglé.



jeudi 21 juillet 2016

ROSE 83

 

                                 UNE FORME TITUBANTE DANS L’OMBRE
        
         Vingt-deux heures et des poussières. Rose est occupée à changer Olivier, après la dernière tétée, quand un cri résonne dans la rue :
Rose !
La voix qui l'émet est si discordante, si éraillée que, de prime abord, elle ne la reconnaît pas. Surprise, elle couche son fils et se penche à la fenêtre. Dans l'ombre se dessine une forme titubante dont le visage levé grimace sous la lune.
— Mona, c'est… c'est toi ?  
         La réponse lui parvient, sifflante :
Oui, c'est moi, kalba*!
M'enfin, proteste Rose, soufflée.
— Je t'ai attendue toute la journée. Pas un mot, pas un coup de fil. Tu es un monstre, tu entends ? UN MONSTRE.
         Il y a tant de souffrance dans cette accusation que le premier réflexe de Rose est la pitié.
         « Il faut que je descende la réconforter », se dit-elle.
         Mais quelque chose la retient : Mona n'est pas dans son état normal.
Justement, je voulais… se contente-t-elle de répondre.
Un ricanement lui coupe la parole.
— Tu n'as rien à vouloir, petite idiote ! C'est moi qui veux. Et tu sais ce que je veux ? Je veux ta peau, ah ah ah ah.
« Elle est saoule, réalise Rose. Saoule et… dangereuse. »
         Et, ni une ni deux, elle referme la fenêtre.
         Ce geste malencontreux (?) met un comble à la fureur de la quadragénaire. Ses éructations redoublent, passant sans transition du mode rauque au suraigu. Reproches et insultes fusent, dans un français mêlé d'arabe, entrecoupés de rires avinés, de pleurs, de gémissements.
         Rose, terrifiée, tire les rideaux et court se réfugier au fond de la pièce, entre le berceau d'Olivier et le lit de Grégoire (qui, par chance, a le sommeil lourd).
         « Elle est folle, folle à lier, se répète-t-elle. Quand je pense que je l'ai fait entrer dans ma maison et… et… que  je lui ai confié mes enfants ! Je… (Montée d'adrénaline :) Mon Dieu, la clé ! Elle a la clé ! »
          Avec un hoquet d'épouvante, elle dévale jusqu'au rez-de-chaussée, vérifie la bonne fermeture des volets, glisse sa propre clé dans la serrure, et, tant qu'à faire, pousse le canapé devant la porte.
         Dans la rue, le tintouin continue de plus belle, assorti à présent de coups sourds.
          — Salope ! Salope ! Je t'aurai ! glapit Mona, en heurtant des deux poings la petite porte du jardin. Je vous aurai, tous, tes enfants aussi !
Julie aboie à s'en briser les cordes vocales. À proximité, une voix d'homme hurle :
Bas, ia akrou charmouta*!
Airi fik *! » réplique Mona sur le même ton.
 Rose remonte dare-dare, les mains pressées sur les oreilles, et se barricade dans sa chambre.

                                                                                              * Kalba : chienne
·      — Ça suffit, espèce de putain !
·      — Va te faire foutre !