LE TEMPS DES ANGOISSES (BIS)
Courir
d'une traite jusqu'à l'institut Saint-Joseph ne lui prend pas dix
minutes. Lorsqu'elle y parvient, hors d'haleine, la récréation bat son
plein. Au travers de la grille, elle hèle une surveillante :
— Je voudrais parler d'urgence au directeur.
— Euh… je ne sais pas si… hésite la jeune femme, prise de court.
— C'est très important. Ça ne PEUT pas attendre.
Son débit saccadé et l'expression tragique de son visage, plaident en sa faveur.
— Attendez-moi, je vais voir s'il est disponible, concède la surveillante.
Elle s'éloigne d'un pas vif, revient presque aussitôt.
— Il vous attend.
En
traversant la cour, Rose cherche son fils des yeux. Et finit par
l'apercevoir, au centre d'une ronde, riant à gorge déployée. C'est
pourtant vrai qu'il n'a pas l'air traumatisé !
Ce constat achève de la déboussoler, de sorte qu'en arrivant dans le bureau directorial, elle a perdu tout son aplomb.
Le Jésuite lui dédie un sourire poli.
— Que puis-je pour vous, madame ?
— Euh… je… je… commence Rose qui n'en mène pas large.
Elle
se sent revenue cinq ans en arrière, lorsque, convoquée pour quelque
fredaine dans le bureau de Mère Supérieure, elle se tortillait, en proie
à une subite — et impérieuse —envie de pisser.
«
Allons, tu n'es plus une élève, tu es une MAMAN, se raisonne-t-elle
mentalement. Tu défends ton fils en péril. Alors, arrête de jouer les
gamines attardées. »
— J'ai entendu dire que vous frappiez vos élèves, lance-t-elle, de but en blanc.
L'ecclésiastique fronce les sourcils.
— Pardon ?
Elle répète, d'une voix qui flanche un peu entre le "fra" et le "piez".
—
Calmez-vous, je vous en prie, l'exhorte-t-il sèchement — ce qui met un
comble à son désarroi. D'où tenez-vous cette information ?
— De… euh… je préfère taire le nom de la personne.
—
Il s'agit d'un mensonge, madame Tadros. D'une infâme calomnie, destinée
à nous décrédibiliser aux yeux des parents. Je vous en donne ma parole
d'homme d'église.
C'est qu'il a l'air sincère, le bougre !
— Vous… vous me jurez que ce n'est pas vrai ? insiste Rose, éperdue.
—
Sur ce que j'ai de plus sacré. Et si cela ne vous suffit pas, nous
irons de ce pas poser la question au personnel enseignant, qui
confirmera.
Rose avale sa salive avec difficulté.
— Inutile, je… je vous crois.
—
Votre fils s'est-il plaint ? reprend le directeur, savourant
visiblement sa trop facile victoire. Avez-vous décelé sur lui des traces
de sévices ?
— Non, non… jamais.
— Vous semble-t-il inquiet, lorsqu'il franchit nos murs ?
— Non.
— Alors, pourquoi accorder foi à des propos malveillants que rien, dans l'attitude de la "victime", n'accrédite ?
Les
yeux du directeur se vrillent dans les siens, dénués d'indulgence.
Redoutable retournement de situation : elle venait en accusatrice, et
c'est elle, à présent, l'accusée. Il ne lui reste plus qu'à présenter
ses excuses avant de battre en retraite, en maudissant Amir de l'avoir,
exprès (!), fourrée dans ce pétrin.
« Ça, il va me le payer », rumine-t-elle.
L'engueulade
qui suivra, le soir même, aura au moins un avantage : vider l'abcès.
Rose y déversera toute sa détresse présente, passée et à venir, sans
toutefois l'exprimer clairement. Elle s'en voudrait trop de briser dans
l'œuf la carrière de son mari, de jouer la carte du chantage affectif
pour qu'il renonce à cette chance inespérée : une tournée en Europe,
pour un obscur petit musicien libanais. Et ce, bien qu'elle sache
pertinemment qu'entre cette tournée et elle, pour peu qu'elle le lui
demande, c'est elle qu'il choisirait sans hésiter (quitte à le lui
reprocher jusqu'à la fin de ses jours).
Non, elle se ferait couper la langue plutôt que d'exiger de lui un pareil sacrifice.
En revanche — insondables contradictions de l'âme humaine —, elle lui tient rigueur de sa propre abnégation et s'emploie mordicus à la lui faire payer. En lui imputant, entre autres, sa honte de l'après-midi — ce qu'il réfute avec indignation.
Après une dispute homérique dont il sortira grand vainqueur, il conclura sarcastiquement :
— Ma pauvre Rose, ton manque de jugeote te perdra… mais c'est ce qui fait ton charme !
Que voulez-vous répondre à ça ?
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