samedi 31 décembre 2016

Naissance



   Je sais bien que vous l'avez déjà lue, mais cette petite solitude qui n'en est pas une est tout-à-fait adaptée à ce jour spécial. Bonne année à vous, lectrices-z-et lecteurs de Gudule !

Castor tillon



                            Naissance



    Fin décembre 1994. Après de nombreuses tractations avec les éditions Hachette, ma série Zoé-la-trouille  — projet qui me tient particulièrement à cœur — vient d’être acceptée. Seize épisodes fantastico-humoristiques destinés aux CP-CM2, à raison de six parutions par an. Je suis sur le velours pour les deux ans à venir...
    Comme Sylvain tourne un film dans les pays de l’Est, et ne sera pas là pour le réveillon, l’envie me prend de faire « naître » mon héroïne la nuit de la Saint-Sylvestre, au dernier coup de minuit. Je m’empresse de prévenir mon entourage : cette année, pas d’invitation, je reste en tête-à-tête avec ma créature. Me connaissant, personne n’insiste. Je me prépare donc un petit repas de fête que je savoure devant mon ordinateur, dans les affres délicieuses du futur accouchement.
    Minuit. Je suis sur les starting-blocks. Un coup... Deux coups... Trois coups... Mon cœur bat à tout rompre. Quatre coups... Cinq coups... Six coups... Devant moi, la page blanche (enfin, l’écran blanc) ; pas de vertige, bien sûr, mais une folle impatience. Mes doigts fourmillent, attirés par le clavier comme par un aimant ; ma tête est pleine de mots qui ne demandent qu’à sortir... Sept coups... Huit coups... Neuf coups... L’instant ultime approche. Je bloque ma respiration, prends mon élan...
    Dix coups... Onze coups...
    Un bruit de clé dans la serrure m’arrache à mon attente hallucinée.
    — Sylvain ?
    C’est bien lui, souriant et crevé. Qui s’est tapé douze heures de train pour me faire la surprise.
    Je lui tombe dans les bras, on se partage les restes de toasts au saumon, on finit le champagne à peine entamé. Il me raconte par le menu son épopée, je lui narre en riant mon rituel avorté. Puis on va se coucher.
    Zoé naîtra demain, quand Sylvain sera reparti. Pour l’heure, j’ai mieux à faire.





vendredi 16 décembre 2016

ET POURTANT...




   En 1967, à tout juste 22 ans, Gudule était journaliste au Liban. Elle publiait dans "Magazine", le journal national, des articles engagés et courageux sur l'actualité. La vie misérable dans les geôles libanaises, la condition animale dans les abattoirs, la goujaterie des automobilistes, tout y passait.
   Elle interviewait également des artistes, des sculpteurs, des acteurs de théâtre, et animait une rubrique, "le coin des petits", où elle publiait les poésies des enfants illustrées par ses soins.
   Car elle dessinait fort bien.
   
Le petit texte que voici est une simple réflexion sur les tendances de l'époque. Il est accompagné de ses illustrations, et signé Anne Carali.
Bises,
Castor tillon. 

                           


















dimanche 11 décembre 2016

LE BEL ÉTÉ 60





















                                                 LA BRODEUSE DE CENDRES

         Parfois, je me demandais :
         « Comment sera le village quand j’aurai disparu ? »
         Nous sommes sans doute nombreux à nous être posé la question ; nombreux à avoir arpenté ces rues siècle après siècle, et à leur donner vie avant de céder la place aux suivants. En promenant les chiens le long des remparts, je ne pouvais m’empêcher d’y penser à chaque fois.
         « Y  aura-t-il toujours, à la terrasse du Roc café, ces joyeuses tablées du matin — Jean, Marcel, Pascal, Colette, Bobo, Bridget, Ghislain, Constant, François… — , partageant la brioche conviviale au soleil ?  Et, à l’heure de l’apéro, ces petits groupes de touristes devisant à voix basse, assis face au couchant ? »
         Et ceux que j’aime tant, grands et petits, petits devenus grands, où seront-ils ? C’est, je crois, l’une des certitudes les plus troublantes qui soit ; celle que le manège va continuer à tourner sans nous. Et en même temps, quand on y réfléchit, quel réconfort ! S’endormir au milieu du film sans avoir besoin d’appuyer sur « pause ». Ne plus avoir peur de perdre le fil de l’intrigue. Juste se laisser glisser paisiblement dans le sommeil sans perturber le spectacle ni déranger les spectateurs.

         Dans mon roman « La brodeuse de Cendres », j’avais fait de ce village l’un des multiples décors de l’Au-delà, où se poursuivaient pour l’éternité les activités quotidiennes d’un petit groupe humain, en tout point similaire au nôtre. Attrayante idée, ma foi. Aussi attrayante que la main de Castor enveloppant la mienne jusqu’au bout du chemin, ou que Sylvain, hantant à jamais sa galerie, sous le regard  bienveillant de Julia.

                                                                FIN





samedi 10 décembre 2016

LE BEL ÉTÉ 59




















                                                                   ÉPILOGUE

         J’ai bien failli intituler ce livre « J’arrive », en hommage à l’admirable chanson de Jacques Brel, dont les paroles m’ont toujours bouleversée. Mais outre que je renâclais à l’idée d’un emprunt, si prestigieux soit-il, le désespoir qui émane de ce texte  — et en fait d’ailleurs l’infinie beauté —, ne collait pas avec mon optimisme naturel.  Je choisis donc un titre plus proche de ce que je ressentais. Parce que l’appel de la mort, eh bien, très peu pour moi. Oh, je ne souhaitais pas vivre centenaire ! (Qui le souhaite, d’ailleurs ? C’est la perspective la plus hideuse qui soit. ) Mais pas question de rappliquer comme un toutou quand la Camarde me sifflerait !
         Dès lors, que le sursis dure encore quelques semaines, quelques mois — voire, avec un peu de chance, quelques belles années —, je voulais en profiter, en profiter vraiment ; rire, aimer, m’amuser, jouir de l’existence et faire un bras d’honneur aux pronostics funèbres.




vendredi 9 décembre 2016

LE BEL ÉTÉ 58





















                                                 MÉDECINE DU FUTUR


         Loin de moi l’idée de remettre en cause le corps médical, tellement sollicité en cette fin de civilisation paranoïaque et mortifère. D’autant que j’ai pu tester sa célérité quand il s’est agi de diagnostiquer mon cancer. Mais n’empêche… Lorsque, toute sa vie, on s’est allègrement passée du « docteur », relativisant ses petites misères et muselant ses angoisses à coup de « c’est pas grave, ça passera tout seul »,  on ne se doute pas de l’inaccessibilité de « ceux qui savent ». Or, ce sont eux, justement qui vous répètent à chaque visite : « Compte tenu de la dangerosité de votre traitement, n’hésitez pas à nous alerter au moindre signe suspect ». OK. Comme les signes suspects se multiplient, vous finissez par appeler l’hôpital. L’on vous répond qu’aucun spécialiste n’est actuellement disponible.
            — Même pour me parler cinq minutes ? implorez-vous.
  — Non, non, ils sont tous occupés.
  — Quand puis-je rappeler ?
            — Laissez-moi votre numéro ; sitôt que l’un d’eux se libérera, c’est lui qui vous rappellera.
                           Vous attendez deux jours, trois jours ; personne ne se manifeste. Vous retéléphonez ; même scénario. De guerre lasse, vous vous rabattez sur votre généraliste ; manque de pot, il est en congé. Bon, alors, vous faites quoi ?
                          Vous restez sagement en tête-à-tête avec vos (au choix) nausées, palpitations cardiaques, éruptions cutanées, flatulences, pertes d’équilibre, conjonctivite, douleurs abdominales, migraine, tracasseries digestives, tiraillements musculaires…, en vous répétant comme jadis :  « Allons, allons, un peu de patience, ça passera tout seul » ? Ou vous cherchez des réponses sur le Net ? Vous cherchez, bien obligée. Et là, vous découvrez que non seulement ces symptômes sont les effets secondaires de la chimio, mais que la liste complète est quatre fois plus longue. Du coup, vous vous empressez de l’éplucher — au risque de vous auto-infliger l’ensemble des malaises décrits, par mimétisme.
         « Pourquoi l’oncologue ne m’a-t-il rien dit ? » vous demandez-vous alors. Pourquoi n’ai-je pas été informée que ce traitement comportait un danger de leucémie, par exemple ? Et qu’il ne déboucherait pas sur une guérison comme on me l’a laissé entendre,  mais sur une simple rémission ?  Pour m’épargner ? Par manque d’empathie ? Par peur d’affronter de face le regard du condamné ? Par j’m’enfoutisme, tout bêtement ? « Si j’aurais su, au lieu d’aller chez le toubib, je me serais directement connecté sur Wikipédia  », pourrait déclarer Petit Gibus dans une « Guerre des boutons » remise au goût du jour. 
         À quand les consultations virtuelles, comme dans les livres de science-fiction des années trente ?




jeudi 8 décembre 2016

LE BEL ÉTÉ 57




















                                  
                                                  LE CARNAVAL DES OBSESSIONS

         La reprise du traitement, quelques semaines plus tard, se solda par un herpès qui changea mon visage en une face de mérou. Même embrasser Castor devenait une épreuve. Pour lui, je veux dire. Moi, dès qu’il s’approchait, je me planquais derrière mon écharpe, alors que je n’avais  qu’une envie : me fourrer dans ses bras. Mais mon inconscient était aux commandes, et contre ça, nul ne peut rien.
         «  Cesse de te fustiger, tête de mule ! me houspillais-je  sans cesse. Tu n’as rien fait de mal ! Et quand bien même tu serais coupable de je ne sais quoi, la justice immanente, c’est des trucs de gourou »
         Et d’évoquer les « Contes à vomir debout » ( dont c’était l’un des thèmes récurrents), que je publiais jadis, dans la presse underground des années quatre-vingts. 

         Pour mémoire, voici un mini-texte extrait de la revue « Lard Frit » et repris en carte postale par la librairie Ailleurs, de Toulouse :

                                    




                                                                    SOMATISMES

         Je sirotais tranquillement mon apéro au comptoir chez madame Irène quand ma copine Marylin se pointe en coup de vent.
         Toute contente, je lui lance :   
             — Qu’est-ce que tu prends, ma grande ? Un blanc-cass, comme d’hab’ ?
Au lieu de me répondre, elle s’envoie une baffe magistrale.
— Non mais, ça va pas ? m’écriai-je, ahurie.
— J’y suis pour rien, proteste-t-elle, c’est psychosomatique.
 — Pardon ?
  — La culpabilité inhérente au conditionnement judéo-chrétien, t’as déjà entendu causer ? 
— Euh…
              — En gros, mon corps me fait payer chacune de mes fredaines.
 — Quel genre de fredaines ?
               — Tout ce qui est contraire à ce qu’on m’a inculqué lorsque j’étais petite.
               Ah, cette fois, je crois que je commence à comprendre…
               — Tu veux dire que la gifle, tu ne te l’es pas donnée exprès ?
  — Non, non : je venais de piquer un tube de rouge à lèvres au Monoprix et ma main n’a pas supporté d’être complice d’un vol. Elle s’est vengée à sa manière, et je peux t’assurer qu’elle a tapé fort, la salope ! J’en ai la mâchoire tout endolorie !        
                — Et les autres parties de ton organisme ?
   — Idem. Tiens, tu te souviens, l’autre soir, quand on s’est maté le film X de Canal + ? Eh bien, le lendemain, j’avais une méga conjonctivite, même que j’ai dû porter des lunettes noires pendant huit jours.
— Oups ! Et ta vulvite du mois dernier ?
— Ça, c’est parce que je me suis farci Jean-Philippe au lieu de rester au chevet de ma vieille tante malade.
         Moi, j’en revenais pas. Des révélations pareilles, ça vous flanque un méchant vertige métaphysique. Face au grand mystère du fond de nos têtes, on est  bien peu de chose, ma bonne dame…




Dessin de Gudule dans "Lard frit" n° 3 de juin 1982.

mardi 6 décembre 2016

LE BEL ÉTÉ 56























                                      JE SOUHAITERAIS PAS ÇA À MON PIRE ENNEMI


         La fin des six semaines de radiothérapie nous offrit quelques jours de liberté chimérique. Nous en profitâmes pour nous baguenauder sur les routes de  France. Le temps était encore beau, les aires de repos remplies d’autocars vous avaient un p’tit air « vacances du troisième âge » tout à fait réjouissant. J’étais ravie de ces escapades à deux dont j’avais tant rêvé dans mes nuits solitaires, d’autant que le but du jeu était d’aller saluer les copains de Castor perdus dans leur campagne. Mais, une fois sur place, je déchantai vite. J’avais, en vérité, trop présumé de mes forces. C’en était terminé des folles soirées à boire, à fumer, à écouter de la musique en refaisant le monde de fond en comble. Sitôt le dîner avalé, j’étais en proie à une telle fatigue qu’il m’était impossible de garder les yeux ouverts. Lors, abandonnant Castor aux bons soins de nos hôtes, j’allais me pieuter, le cœur en débandade.
         « Je ne suis vraiment plus bonne à rien, me répétais-je en boucle. Même à faire la fête. Quelle désolation ! »
         Et me revenait comme un leitmotiv ce constat plein d’amertume :
         — Quel sale tour j’ai joué à mon pauvre Castor !
        
Imaginez un peu : deux êtres se rencontrent après toute une vie chacun de leur côté. Ils se plaisent, se désirent, font des projets d’avenir. Ils sont libres tous deux, ont les mêmes centres d’intérêt, partagent les mêmes émerveillements, les mêmes colères ; bercent des rêves identiques. Leurs goûts concordent, leurs opinions également ; leurs attentes sont du même ordre, leurs cicatrices placées aux mêmes endroits, et, pour corser le tout, ils sont encore capables de tomber amoureux  comme larrons en foire.
Jusque là,  je dis bravo : ça s’appelle un coup de maître. Mais… il y a un mais. En pleine idylle, la dame chope un cancer. Voilà notre Juliette sans un poil sur le râble, vomissant tripes et boyaux. « Glamour à mort », comme disait l’autre.  Roméo,  dévolu au rôle de garde-malade, change les draps, vide les bassins, éponge le carrelage, fait tourner la machine à laver. Avec le souvenir — pas si lointain, pourtant, mais déjà obsolète — de nuits éblouissantes (car, en toute modestie,  Juliette avait de beaux restes et savait s’en servir).
         Soyons clair : question vacherie, c’est digne du Livre des Records. Et un exploit pareil, je ne le souhaiterais pas à mon pire ennemi.
         Voilà ce que je rabâchais, ma nuque dégarnie calée dans l’oreiller, en écoutant les rumeurs du salon  —Vangélis en sourdine, chuchotements, murmures, éclats de voix, gloussements feutrés — comme lorsqu’enfant,  je guettais dans le noir la présence de mes parents regardant la télé derrière la paroi. Et, comme alors, une sale envie de pleurer me comprimait la glotte. Un sentiment d’exil parfaitement détestable. Les revenants, j’en suis sûre, doivent éprouver cela. Ce besoin fou, inexprimable  ­ — et insatiable — de s’intégrer aux humains.  De faire partie du groupe. D’échapper au silence transi du tombeau pour s’insinuer dans la chaleur, la lumière, le bruit, les rires qui sont l’essence même de la vie, et dont ils ont été si brutalement exclus. Sans ça, pourquoi reviendraient-ils ?





LE BEL ÉTÉ 55





















                                                     IMPÉNÉTRABLES JARDINS

                          

         J’ai un peu l’impression, en rédigeant ces lignes, de n’y parler que de moi, au détriment de mon entourage. De passer sous silence les transes de tous ceux qui, sans démériter, m’ont soutenue, portée à travers la tempête. Qu’ils n’en prennent pas ombrage, surtout. Mais si je n’aborde ici que mon propre point de vue, c’est parce que c’est le seul que j’appréhende vraiment. Ce que ressentent les autres, fussent-ils la chair de votre chair, est et restera toujours un mystère. Et si parfois, à la faveur d’un instant d’abandon, le rideau semble s’écarter, il ne révèle jamais qu’une infime parcelle de leur jardin secret.  Pourquoi, dès lors, tenter d’y faire une incursion, même littéraire ? Et de quel droit ?  Autant se cantonner au nôtre, de jardin. Là où rien de ce qui pousse, germe ou s’épanouit ne nous est étranger…




dimanche 4 décembre 2016

LE BEL ÉTÉ 54





















                                                                       MÉMÉ GEORGETTE FOR EVER
 
         Je vous dois la vérité. En fait, ce n’est pas moi qui ai séduit Castor, c’est mémé Georgette. Ce personnage de vieille râleuse, créé spécialement  pour Siné Hebdo, anima, de 2009 à 2010, ma rubrique : « Vos gueules, les mômes ! », avant d’être repris dans la revue Psikopat sous le titre : « Les Pochtronnes ». 
 
         Un petit exemple au hasard ?
 
 
                                                            MORT AUX VACHES !
 
         —  Ils sont parmi nous,  déclare Mémé Georgette d’un ton lugubre. Et rien ne pourra les arrêter. 
         —  Toi, t’as regardé un épisode de ce vieux feuilleton... comment il s’appelait, déjà ? Ah oui, « Les Envahisseurs ».
         —  Pas du tout : je suis allée boire de l’eau chaude chez ma copine Muriel.
         —  De l’eau chaude ?
         —  Ouais. Elle, elle appelle ça du thé blanc, mais comme ça a la couleur de l’eau, l’odeur de l’eau et le goût de l’eau, c’est forcément de l’eau, non ?
         —  Quel rapport avec les envahisseurs ?
         —  Aucun. Je parlais juste de la nouvelle religion intégriste qui consiste, comme toute religion digne de ce nom, à déterminer ce qui est bien ou mal et à convertir les infidèles — sur internet, entre autres — en les culpabilisant au maximum.
         —  De quoi tu parles ? De l’Islam ?
         —  Meunon, gourdasse, de la Diététique, également dénommée « bien-manger » (par opposition à la diabolique « malbouffe »), et dont saint Quinoa est le Prophète.
         —  ?
         —  Dans cette religion, le démon, c’est les vaches. «  Tu bois du lait ? s’est effarée Muriel quand je lui en ai demandé « un nuage » pour mon eau . Mais t’es foooolle ! Ça donne le cancer. Tu manges du beurre ? De la crème fraîche ? Du yaourt ? Dépêche-toi de faire ton testament, tu n’en as plus pour très longtemps à vivre... Tu ne sais donc pas que les produits laitiers sont un poison pour l’organisme ? C’est prouvé sci-en-ti-fi-que-ment. »
         —  Tu caricatures, là, Mémé ?
         —  À peine. Moi qui ai été élevée dans le catholicisme le plus ostracique, je retrouve les mêmes mécanismes : tu seras puni par où tu as péché. Manger doit être un acte de survie, non un plaisir. Le plaisir, c’est le mal. Si tu consommes autre chose que des céréales complètes ou des graines germées vendues en biocop, tu t’exposes au châtiment divin.
         —  N’importe quoi !
         —  Et ce n’est pas tout : l’un de ces prêcheurs alimentaires vient de découvrir une recette à base d’argile verte et de plantes, pour se prémunir contre les radiations.
         —  Wouah ! Le coup de pub génial !
         —  Comme tu dis. Vu que la base de la Foi, c’est la peur de la mort, les adeptes vont pulluler. En fait, l’autre, là, le Peyrefitte, se plantait allègrement  quand il prophétisait : « Le vingt-et-unième siècle sera mystique ou ne sera pas ».
—  Pourquoi ?
          —  Ben c’est « Le vingt-et-unième siècle sera sain ou ne sera pas », qu’il aurait dû dire.
—  Hé, ho, Mémé, tu nous les brises avec tes conneries.  Patron, remets-nous ça ! Pour faire taire la Georgette, rien de tel qu’un bon goulot.
—  Nan, le pinard, c’est trop soft. Sers-moi plutôt du lait, la boisson des rebelles...
 
         Ah, si on m’avait dit, quand je vitupérais contre l’actualité entre les pages de ces sympathiques journaux, qu’un lecteur, charmé par mes éructations,  me prendrait sous son aile, quelques années plus tard… 
          « Nos actes nous suivent », me répétait ma mère, à chaque fois que je commettais une bévue. « Nos écrits également », aurais-je pu ajouter —, et ce, non sans fierté puisque je leur devais ma survie actuelle.
 
         Castor, quant à lui, semblait prendre plaisir à traquer la mémé Georgette qui, tel Mister Hyde, se réveillait souvent en moi. Comme il ne quittait jamais son appareil photo,  à peine me renfrognais-je qu’il me tirait le portrait, avec, je le soupçonne, un voyeurisme perfide de paparazzi en rut. De sorte qu’il entassa dans son ordinateur un nombre impressionnant de clichés maussades qui passeront sans doute à la postérité. « La harpie du Tarn » me surnommera-t-on à voix basse (comme on parle de Grand-mère Kal  à l’île de La Réunion ou de la fée Carabosse dans les contes pour enfants.)
         Ainsi naissent les légendes…





         

samedi 3 décembre 2016

LE BEL ÉTÉ 53





















                                                                   LA FÉE LUNA

         Il n’y a pas que des anges, dans ce conte-là. Il y a des fées, aussi. Enfin, UNE. Une fée aux yeux verts qui y joue un rôle de tout premier ordre.
         Elle apparut un beau matin sur mon écran, sous forme d’une nouvelle (signée d’un pseudo masculin) qui me laissa pantoise. Un pastiche de Perrault, grinçant, cynique et drolatique que je relus trois fois avant de m’écrier : « Putain, mais c’est génial ! »
         Croix de bois croix de fer, le type qui avait pondu ça, je lui tirais mon chapeau.
         Or, ce type n’en était pas un. C’était une jeune femme, mais ça, je ne l’appris que bien plus tard. Castor qui, du vivant de Sylvain, m’avait transmis cette friandise littéraire, laissa planer le mystère. Il nous fallut devenir intimes pour qu’il m’avoue, le rouge au front, que l’auteur de la pépite, présenté comme « un vieux copain », était en réalité sa propre fille.
         Je réclamai aussitôt à lire l’œuvre de la dame ; un recueil me fut offert. Il était de la même veine que l’échantillon susdit.
— Et ce n’est pas tout, ajouta Castor qui, une fois le morceau lâché, n’avait plus aucune raison de se taire. Si nous nous sommes rencontrés, c’est grâce à elle.
         Et de m’expliquer qu’ayant lu mes livres depuis son plus jeune âge, elle les lui avait fait découvrir ainsi que mes site, blog et autres réseaux sociaux sur lesquels il s’était empressé de surfer.
         Ainsi la fée Luna devint-elle l’artisane d’une romance qui, d’une part, valut à cet été si mal commencé le qualificatif de « bel », et de l’autre donna naissance à un livre que je lui dédie de tout cœur. 
         Comme quoi un beau brin de plume vaut une baguette magique !




Bonus : quelques commentaires d'époque. Accrochez vos ceintures !





          

LE BEL ÉTÉ 52




















                                ET POURQUOI PAS L’AMOUR AVEC UNE MAJUSCULE ?                     

         En 1965 (ou 70, par là) , j’avais lu une nouvelle dont le souvenir ne m’a jamais quittée.  En résumé : suite à un accident de voiture, un enfant est hospitalisé dans un état critique. Il en réchappe, grandit, fait des études, rencontre l’âme sœur et se marie. Comblé par sa réussite professionnelle tout autant que par sa vie de famille,  il vieillit dans l’aisance, entouré de l’affection des siens, et meurt à un âge avancé. C’est là qu’on se rend compte que tout n’était qu’un rêve. En fait, il n’a pas survécu à l’accident, et cette illusion d’existence est l’œuvre  d’une drogue, injectée à l’ultime seconde.
         Elsa avait peut-être raison, après tout. Qui, mieux qu’un écrivain pouvait édulcorer les lieux-communs sordides de la réalité ?
         Fallait que j’invente un truc ultra-fantasmatique pour donner à ce livre un p’tit air guilleret.
         Que j’offre à mon héroïne la cerise sur le gâteau.
         La richesse, genre. Hu, hu.
         La jeunesse.
         La beauté.
         La santé.
         Des cheveux. 
         Et pourquoi pas l’amour avec une majuscule ?
         L’Amour, oui.
         Mais pour ça — dieu ou le diable soit loué —  pas besoin de me creuser les méninges. Suffisait de regarder, d’écouter, de sentir. De savourer chaque instant comme on savoure un fruit, avec gratitude et jubilation.
         Puis, bien tranquillement, de me remettre à croire aux anges de mon enfance…





        

jeudi 1 décembre 2016

LE BEL ÉTÉ 51




















                                        BON, ET APRÈS ?


         Une fois racontées les péripéties de ce bel été (de manière succincte, s’entend ; inutile de s’attarder, ni sur des considérations sans intérêt, ni sur des incidents mollement répétitifs), une question cruciale se  posait :
         « Et après, j’écris quoi ?
         « Je ressasse, au risque de lasser le lecteur ?
         «  J’invente, au mépris de la plus élémentaire crédibilité  ? »
         En gros, pour que ce livre ressemble à quelque chose, je l’étoffais d’une flopée de détails superflus ou j’en faisais, sans scrupule, une fiction romanesque ?
         Aucune des deux options ne me tentait, en fait.
         Ma copine Elsa, que j’interrogeais à ce sujet, n’hésita pas :
— Tu nous mitonnes  un joli conte de fées, point barre ! Un truc avec une fin magique, de manière à forcer le destin.  Sinon, à quoi ça servirait d’être écrivain, banane ?




mercredi 30 novembre 2016

LE BEL ÉTÉ 50





















                                                                          ÉCRIRE


         Entre-temps, j’avais commencé plusieurs textes, avant de les abandonner en cours de route.  La fameuse nouvelle, bien sûr, où je mettais en scène une matriarche pourrie, évoluant dans un décor pourri, parmi une pléiade de comédiens minables, dirigés à la mords-moi-le-nœud. Un roman, également, intitulé « Pleurer dans tes bras »  et, comme son nom l’indique, pleurnichard à souhait. Bref, j’ignorais par quel bout prendre cette histoire, mais il fallait que je l’écrive. Il le fallait absolument. 
         — La vie t’offre sur un plateau un merveilleux thème de livre, m’avait dit Olivier. Tu ne vas pas le gâcher, tout de même !  Ce ne serait pas professionnel…
         Encore fallait-il trouver le ton adéquat. Ni cynique, ni larmoyant, ni pompeux, ni résigné. Ni bêtement défoulatoire. Ni à prétention psychanalytique.
         Ni surtout, surtout, auto-complaisant.

         Les semaines passaient ; je tournais autour du pot. Parfois, une phrase me titillait ;  bien ou mal gaulée, c’était secondaire. Je la notais, je la biffais. Je râlais un bon coup. Et je recommençais.
—T’inquiète, disait Castor, ça viendra lorsque ça viendra.
Il avait raison. Un jour, à force, c’est venu.







mardi 29 novembre 2016

LE BEL ÉTÉ 49





















                                                  MIROIR, MON BEAU MIROIR


         Si, telle la Jézabel de Racine, je redoutais « des ans l’irréparable outrage  », cette crainte, aujourd’hui, n’était plus de saison.  Les signes que je traquais jadis dans mon miroir — cheveux gris, rides, ridules, coussinets sous les yeux, empâtement des hanches, des chevilles, de la taille —, semblaient bien anodins, comparés aux syndromes qui me frappaient depuis peu. Une vieille en bonne santé, c’est, ma foi,  supportable, et ça peut même encore faire illusion.  Une malade condamnée à plus ou moins court terme, non. Je repensais souvent à ces fleurs filmées  en accéléré. L’on y voyait, hop, hop, naître et s’ouvrir le bourgeon, puis s’épanouir un à un les pétales  avant l’altération finale (le tout — naissance, vie et mort — torché-bouclé en moins de dix secondes.)
         — Comment peux-tu m’aimer dans cet état ? demandais-je à Castor.
         Il riait.
— Je t’aimerais dans n’importe quel état, voyons.
         Un ange, je vous dis !
         Or, offrir à cet ange une face de pleine lune bouffie par la cortisone me navrait.  Moi qui ai toujours nié la maladie — et, par conséquent, ses stigmates —, je me retrouvais, comme tous les cancéreux,  marquée du sceau d’infamie de la chimio. En dépit de mes casquettes bardées de badges sympas, j’avais le sentiment d’incarner, de manière outrancière, la malédiction de l’époque. Un truc honteux, assez sale et repoussant, un peu comme la vérole au XIXème siècle. Mais Castor, qui était le seul à me voir tête nue,  relativisait ces affres d’un sourire. Il trouvait même moyen d’ajouter que j’étais belle. Cette formule magique, en éloignant la farandole grimaçante de mes spectres, me rendait, un instant, ma chevelure luxuriante et mon intégrité physique. D’autant qu’elle se doublait forcément d’un baiser — autre exorcisme, et non des moindres.
         J’émergeais donc de ses bras telle Vénus sortant de l’onde ; toute neuve à chaque fois. 
         Pour cela aussi — pour cela surtout —, ma reconnaissance lui est acquise à tout jamais.