mardi 6 décembre 2016

LE BEL ÉTÉ 56























                                      JE SOUHAITERAIS PAS ÇA À MON PIRE ENNEMI


         La fin des six semaines de radiothérapie nous offrit quelques jours de liberté chimérique. Nous en profitâmes pour nous baguenauder sur les routes de  France. Le temps était encore beau, les aires de repos remplies d’autocars vous avaient un p’tit air « vacances du troisième âge » tout à fait réjouissant. J’étais ravie de ces escapades à deux dont j’avais tant rêvé dans mes nuits solitaires, d’autant que le but du jeu était d’aller saluer les copains de Castor perdus dans leur campagne. Mais, une fois sur place, je déchantai vite. J’avais, en vérité, trop présumé de mes forces. C’en était terminé des folles soirées à boire, à fumer, à écouter de la musique en refaisant le monde de fond en comble. Sitôt le dîner avalé, j’étais en proie à une telle fatigue qu’il m’était impossible de garder les yeux ouverts. Lors, abandonnant Castor aux bons soins de nos hôtes, j’allais me pieuter, le cœur en débandade.
         « Je ne suis vraiment plus bonne à rien, me répétais-je en boucle. Même à faire la fête. Quelle désolation ! »
         Et me revenait comme un leitmotiv ce constat plein d’amertume :
         — Quel sale tour j’ai joué à mon pauvre Castor !
        
Imaginez un peu : deux êtres se rencontrent après toute une vie chacun de leur côté. Ils se plaisent, se désirent, font des projets d’avenir. Ils sont libres tous deux, ont les mêmes centres d’intérêt, partagent les mêmes émerveillements, les mêmes colères ; bercent des rêves identiques. Leurs goûts concordent, leurs opinions également ; leurs attentes sont du même ordre, leurs cicatrices placées aux mêmes endroits, et, pour corser le tout, ils sont encore capables de tomber amoureux  comme larrons en foire.
Jusque là,  je dis bravo : ça s’appelle un coup de maître. Mais… il y a un mais. En pleine idylle, la dame chope un cancer. Voilà notre Juliette sans un poil sur le râble, vomissant tripes et boyaux. « Glamour à mort », comme disait l’autre.  Roméo,  dévolu au rôle de garde-malade, change les draps, vide les bassins, éponge le carrelage, fait tourner la machine à laver. Avec le souvenir — pas si lointain, pourtant, mais déjà obsolète — de nuits éblouissantes (car, en toute modestie,  Juliette avait de beaux restes et savait s’en servir).
         Soyons clair : question vacherie, c’est digne du Livre des Records. Et un exploit pareil, je ne le souhaiterais pas à mon pire ennemi.
         Voilà ce que je rabâchais, ma nuque dégarnie calée dans l’oreiller, en écoutant les rumeurs du salon  —Vangélis en sourdine, chuchotements, murmures, éclats de voix, gloussements feutrés — comme lorsqu’enfant,  je guettais dans le noir la présence de mes parents regardant la télé derrière la paroi. Et, comme alors, une sale envie de pleurer me comprimait la glotte. Un sentiment d’exil parfaitement détestable. Les revenants, j’en suis sûre, doivent éprouver cela. Ce besoin fou, inexprimable  ­ — et insatiable — de s’intégrer aux humains.  De faire partie du groupe. D’échapper au silence transi du tombeau pour s’insinuer dans la chaleur, la lumière, le bruit, les rires qui sont l’essence même de la vie, et dont ils ont été si brutalement exclus. Sans ça, pourquoi reviendraient-ils ?





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