LE TEMPS DES SOUPIRS
Les choses se gâtèrent quand je voulus enfiler mon jean.
Impossible de fermer la braguette.
Ça a l’air con à dire, mais se trouver subitement dans l’incapacité de
passer une fringue qui, la veille, vous allait comme un gant, je ne
connais rien de plus stressant. Avais-je changé de forme durant la
nuit ? Gonflé ? Grandi ? M’étais-je déformée ? Épaissie ? Bosselée ?
J’avais beau tirer sur le tissu, remuer les fesses dans tous les sens,
m’acharner sur la fermeture Eclair, ce foutu fute ne voulait rien
savoir…
Face à l’insondable mystère, je m’apprêtais à déclarer forfait quand, dans un flash, je réalisai : mon pantalon à moi avait des boutons, pas un zip. En fait, j’étais en train de me bagarrer avec celui de Castor qui, la bonne blague !, n’était pas à ma taille.
En riant sous cape, je rectifiai le tir, mais au moment d’attacher mes
baskets, rebelote. Les lacets refusaient de se laisser nouer. Ils
m’échappaient, glissaient entre mes doigts comme des vers ou des
serpents. A défaut d’un nœud correct, je les emberlificotai tant bien
que mal autour de mes chevilles, tout en me répétant avec effarement : «
T’es drôlement dans le coltard, ma cochonne ! Décidément, t’as passé
l’âge des galipettes… »
Mais bon, j’avais faim, et j’adore les petits déjeuners des hôtels.
Laissant Castor à son sommeil réparateur, je m’éclipsai donc, sapée
comme l’as de pique — car le reste de ma tenue était à l’avenant de ce
que je viens de décrire.
Lorsque, le ventre plein, je remontai dans la chambre, mon petit
camarade sortait de la salle de bains. Et je lus illico la stupeur dans
ses yeux.
— Euh… c’est exprès que ta manche pendouille comme ça ? s’enquit-il en me rajustant.
Sur le moment, sa réflexion me fit marrer.
— Non mais, quelle gourdasse ! m’écriai-je. Même pas capable de m’habiller toute seule, tu te rends compte ?
Castor joignit son rire au mien.
— Encore un « Grand moment de solitude »…
Ce ne fut que bien plus tard qu’il m’avoua avoir été glacé par ce
spectacle, et surtout par le fait que je ne m’en inquiète pas.
Car, lui l’était, inquiet. Et, au fil des heures, ce sentiment ne fit que croître et embellir.
— Tu n’étais plus toi, me dit-il, par la suite. Tu paraissais droguée.
Dans un état second, tu vois ? A tel point que j’ai cherché dans ta
trousse de toilette si tu n’avais pas pris une surdose de médocs.
Tout cela, bien entendu, m’échappait complètement. Je planais entre
ciel et terre. Ce fut en ronronnant que, collée contre lui, je rejoignis
le site du festival (« à tout petits pas , me précisa-t-il . Et en
titubant »).
— J’ai pas assez dormi, pouffai-je lorsqu’il m’en fit la remarque. A qui la faute ?
N’empêche que je me sentais comme un poisson dans l’eau. Après la
traversée du désert de ces deux dernières années, retrouver mon public,
mes copains écrivains, les éditeurs qui me suivaient depuis toujours —
bref, redevenir moi-même — me ravissait au-delà de tout. C’est un milieu
si attachant que celui des littératures de l’imaginaire (SF,
fantastique, fantasy, etc) ! J’échangeais des sourires, des bisous à la
ronde — un peu trop ostensibles, peut-être ?
— On dit toujours que nous écrivons pour être aimés, glissai-je à
Castor dans le creux de l’oreille. Eh bien c’est vrai. Et ça marche, la
preuve !
Cette euphorie affective, s’ajoutant à celle de mes émois nocturnes, me
dopait. Je rayonnais littéralement. Ce n’est qu’un peu plus tard que la
somnolence me saisit…