dimanche 30 octobre 2016

LE BEL ÉTÉ 19




















                                                         UN WC POUR DEUX


                  Comme la veille, nous échouâmes à une heure indue au resto japonais, moi dans une forme d’enfer, Castor toujours préoccupé par mes incohérences qui se multipliaient. Quelques exemples ? Allez.
                  Aux toilettes, je peinai à remettre mon jean — pourtant, cette fois, c’était bien le mien, je m’en assurai derechef. Mais les boutons n’étaient pas en face des boutonnières et, malgré mes efforts, refusaient de s’y loger. Quant à la jambe droite (car, de guerre lasse, j’avais fini par tout retirer, histoire de recommencer la manœuvre à zéro), elle s’obstinait à vouloir prendre la place de la gauche et vice-versa.
                  L’angoisse, quoi.
                  La super, méga, giga-angoisse.
                  Parce  que bon, j’allais pas y passer la nuit, moi, dans ce WC !
                  Ma panique atteignait son comble quand quelqu’un frappa à la porte.  Ouf, c’était Castor qui, ne me voyant pas revenir, soupçonnait un nouveau problème, d’autant, m’expliqua-t-il, qu’en cherchant le lieu d’aisance, je m’étais dirigée tout droit vers les cuisines (qui se trouvaient à l’opposé).
                  Il se glissa donc dans la cabine — au risque, si on le voyait, de provoquer un scandale — et, en un tournemain, me rendit présentable.
                  Ce qui ne m’empêcha pas, quelques instants plus tard, de piquer du nez dans mon assiette. Sans ses mains pour retenir ma tête en cours de route, je m’effondrais dans mes sushis, dis donc !



LE BEL ÉTÉ 18




















                                                               DANS LES VAPES

                  J’étais assise derrière une pile de « Truc », mon dernier roman paru chez Rivière Blanche. Et tandis que les visiteurs me tendaient leur exemplaire, je sentais, malgré moi, ma tête s’alourdir, et mes paupières devenir de plomb.
                  Par chance, à chaque fois que je fermais les yeux, une pression sur la cuisse me rappelait à l’ordre ; Castor veillait.
                   — Gudule, les gens attendent…
                  Durant une fraction de seconde, les rêves désertaient mon esprit pour revenir en masse, sitôt la signature torchée.
                  Arriva le moment du débat public dont le thème était, si je me souviens bien : « lecture-frisson, lecture-plaisir ». Il se déroulait dans l’un des deux Magic-Mirrors (constructions foraines en bois enluminé et verre couleur, louées pour l’occasion et installées dans le parc  paysager qui servait de cadre au festival.) Nombre de mes amis y participaient, ce qui aurait dû, en toute logique, me stimuler, mais ne contra pas mon irrépressible envie de dormir. Au point que l’animateur finit par me lancer, sur un ton ironique :
                  — Gudule, reviens parmi nous ! Tu es dans la lune ou quoi ?
                  — Peut-on reprocher à un écrivain d’être dans la lune quand il y puise son inspiration ? eus-je (je ne sais comment) l’à-propos de répondre.                           
                  La salle s’esclaffa.



























                   Castor, qui, installé au premier rang, ne perdait pas une miette de mes rares interventions, m’assura que je n’avais ni bafouillé, ni semblé perdre le fil de mes idées.
                  — Tu n’étais juste pas là, conclut-il.
                  Alors, moi, égrillarde :
                  — Forcément : chuis crevée. Faut que je récupère. Que dirais-tu d’une petite sieste ?
                  Il n’avait rien contre. Fuyant le repas collectif et bruyant, nous réintégrâmes donc le silence de nos draps blancs. Si la chose m’enchantait pour les raisons susdites, je pense que les motivations de Castor étaient tout autres. Au moins, entre ses bras, je ne courais aucun risque. Il pouvait enfin relâcher son attention,  et cesser de scruter anxieusement la foule dès que je m’éloignais. Cajoler une femme, c’est bien moins épuisant que de la protéger contre le monde entier — y compris elle-même.

                   Par chance, hormis d’éventuelles dédicaces (en horaire libre), je n’avais rien de prévu cet après-midi-là. De sorte que la journée s’acheva en farniente.


samedi 29 octobre 2016

LE BEL ÉTÉ 17





















                                                         LE TEMPS DES SOUPIRS


                  Les choses  se gâtèrent quand je voulus enfiler mon jean.
                  Impossible de fermer la braguette.
                  Ça a l’air con à dire, mais se trouver  subitement dans l’incapacité de passer une fringue qui, la veille, vous allait comme un gant,  je ne connais rien de plus stressant. Avais-je changé de forme durant la nuit ? Gonflé ? Grandi ?  M’étais-je déformée ? Épaissie ? Bosselée ? J’avais beau tirer sur le tissu, remuer les fesses dans tous les sens, m’acharner sur la fermeture Eclair, ce foutu fute ne voulait rien savoir…
                  Face à l’insondable mystère, je m’apprêtais à déclarer forfait quand, dans un flash, je réalisai : mon pantalon à moi avait des boutons, pas un zip.  En fait, j’étais en train de me bagarrer avec celui de Castor qui, la bonne blague !, n’était pas à ma taille.
                  En riant sous cape, je rectifiai le tir, mais au moment d’attacher mes baskets, rebelote. Les lacets refusaient de se laisser nouer.  Ils m’échappaient, glissaient entre mes doigts  comme des vers ou des serpents. A défaut d’un nœud correct, je les emberlificotai tant bien que mal autour de mes chevilles, tout en me répétant avec effarement : « T’es drôlement dans le coltard, ma cochonne ! Décidément, t’as passé l’âge des galipettes… »
                  Mais bon, j’avais faim, et j’adore les petits déjeuners des hôtels. Laissant Castor à son sommeil réparateur, je m’éclipsai donc, sapée comme l’as de pique — car le reste de ma tenue était à l’avenant de ce que je viens de décrire.
                  Lorsque, le ventre plein,  je remontai dans la chambre, mon petit camarade sortait de la salle de bains. Et je lus illico la stupeur dans ses yeux.
                  ­ ­ — Euh… c’est exprès que ta manche pendouille comme ça ? s’enquit-il en me rajustant.
                     Sur le moment, sa réflexion me fit marrer.
                    — Non mais, quelle gourdasse ! m’écriai-je. Même pas capable de m’habiller toute seule, tu te rends compte ?
                   Castor joignit son rire au mien.
                  — Encore un « Grand moment de solitude »…
                  Ce  ne fut que bien plus tard qu’il m’avoua avoir été glacé par ce spectacle,  et surtout par le fait que je ne m’en inquiète pas.
                  Car, lui l’était, inquiet. Et, au fil des heures, ce sentiment ne fit que croître et embellir.
                  — Tu n’étais plus toi, me dit-il, par la suite. Tu paraissais droguée.  Dans un état second, tu vois ?  A tel point que j’ai cherché dans ta trousse de toilette si tu n’avais pas pris une surdose de médocs.
                  Tout cela, bien entendu, m’échappait complètement. Je planais entre ciel et terre. Ce fut en ronronnant que, collée contre lui, je rejoignis le site du festival (« à tout petits pas , me précisa-t-il . Et en titubant »).
                  — J’ai pas assez dormi,  pouffai-je lorsqu’il m’en fit la remarque.  A qui la faute ?                    
                  N’empêche que je me sentais comme un poisson dans l’eau. Après la traversée du désert de ces deux dernières années, retrouver  mon public, mes copains écrivains, les éditeurs qui me suivaient depuis toujours — bref, redevenir moi-même — me ravissait au-delà de tout. C’est un milieu si attachant que celui des littératures de l’imaginaire (SF, fantastique, fantasy, etc) ! J’échangeais des sourires, des bisous à la ronde — un peu trop ostensibles, peut-être ?
         — On dit toujours que nous écrivons pour être aimés, glissai-je à Castor dans le creux de l’oreille. Eh bien c’est vrai. Et ça marche, la preuve !
                  Cette euphorie affective, s’ajoutant à celle de mes émois nocturnes, me dopait. Je rayonnais littéralement. Ce n’est qu’un peu plus tard que la somnolence me saisit…




vendredi 28 octobre 2016

LE BEL ÉTÉ 16





















                                 LE PREMIER MATIN DU MONDE           

                  Une fois arrivée à destination (en fin d’après-midi), je n’eus rien de plus pressé que de rappeler Castor. Cette fois, ouf, il répondit.
                  — T’es où ? soufflai-je.
                  — Ben, sur ton stand, pardi !
                  C’était la vérité vraie. Alleluia. En me haussant sur la pointe des pieds, je pouvais l’apercevoir, de dos, avec son blouson noir à capuche de sweat gris. Je me ruai sur lui.
                  — Tu ne devineras jamais ce qui m’est arrivé.
                  Il eut son petit sourire en accent circonflexe inversé.
                  — Tu as raté ton avion.
                  — Comment le sais-tu ?
                  — J’ai demandé à l’accueil.
                  L’instant d’après, plantant là public, libraires, organisateurs et collègues, nous gagnions l’hôtel bras-dessus bras-dessous avec des trépignements de  gamins en goguette.
                  Nous y attendaient des tickets-repas valables dans les meilleurs restos de la ville, ainsi que des invitations à des expos, concerts, cocktails et autres réjouissances festivalières.
                  Prétextant la fatigue du voyage — ben voyons ! — je proposai  à Castor un plateau de sushis dans le japonais d’à-côté, ce qu’il accepta à l’unanimité. Puis, l’en-cas expédié en quatrième vitesse, nous rentrâmes vite, vite, dans ce que nous appelions d’ores et déjà « notre chambre ».



                                                     *

                  La nuit qui suivit fut inoubliable.



                                                     *

                  Au matin, j’étais amoureuse. 








                                         La passante du sans-sushi.



jeudi 27 octobre 2016

LE BEL ÉTÉ 15





















                                                                   MISÈRE !

                  Rachel se planta dans ses horaires.
                  Et nous ratâmes l’avion.
                  Nouveaux billets payés au prix fort, nouvel itinéraire ;  plusieurs  heures d’attente à Charles de Gaulle. Impossible d’atteindre les organisateurs pour les avertir que 1)  nous allions louper la navette nous emmenant de Strasbourg à Épinal, 2) j’arriverais en retard pour les deux tables rondes auxquelles j’étais conviée, prévues en fin de matinée et en début d’après-midi.
                  La merde, quoi.
                  J’appelai Castor sur son portable, histoire de le tenir au courant de mes déboires,  et tombai sur sa boîte vocale
                  La double merde.
                  Et pour couronner le tout, mon tube de dentifrice me fut confisqué à l’embarquement, comme s’il s’était agi d’une kalachnikov.
                  La triple merde de merde.
                  Cette accumulation de petits désagréments qui, en temps ordinaire, ne m’aurait pas affectée outre mesure, me provoqua un tel stress que Rachel s’en alarma. Elle ne m’avait jamais vue dans cet état. Afin de la tranquilliser, j’imputai mon pétage de câble à une conscience professionnelle exacerbée (« J’ai horreur de ne pas tenir mes engagements, tu comprends ? ») mais en réalité, ce qui me perturbait, c’était de faire faux bond à Castor.





mercredi 26 octobre 2016

LE BEL ÉTÉ 14




















                                                                            ÉPINAL


                  Les Imaginales d’Epinal — ce festival du livre fantastique où j’avais décidé de me rendre, après plusieurs années d’absence  — avaient lieu fin mai. 
                  — Tu viendras m’y retrouver ? demandai-je à Castor, mine de rien.
                  Il acquiesça. Avec un bémol, cependant :
                  — Je n’ai pas réservé de chambre d’hôtel, et tout doit être plein des mois à l’avance…
                  Alors moi, sans me démonter :
                  — Bah, pas grave, on te trouvera une chtite place dans la mienne, de chambre.
                  La cause étant entendue, il n’en fut plus question. Sauf dans ma tête, bien sûr. Plus le temps passait plus j’éprouvais l’effroi mâtiné d’allégresse de la petite fiancée à la veille de ses noces. (Le premier qui rigole est prié de sortir.)
                  Vint le fameux jour j. J’avais soigneusement choisi mes fringues, emprunté un blouson à Barbara, l’aînée de mes petites-filles, et pas fermé l’œil de la nuit. Une amie écrivaine — appelons-la Rachel — qui habitait la ville voisine, devait venir me chercher en voiture  pour m’amener à l’aéroport, car je n’ai jamais été fichue de passer le permis.

                  C’est là que tout commença à déconner.






mardi 25 octobre 2016

LE BEL ÉTÉ 13



















 
 
                           LA VIEILLE DAME INDIGNE

 
                  Eh oui, aussi dérangeant que cela puisse paraître, trois mois seulement après le décès de Sylvain, cet aperçu de la vie à deux, même tronquée de son aspect charnel, m’avait séduite.  La complicité, les éclats de rire, les escapades dans les bois, les vidéos au coin du feu…  Les morceaux de guitare ponctuant les soirées-papotages (Castor pratiquait le ragtime à haute dose)… Bref, tous ces petits riens qui font le charme de l’existence — et dont j’avais oublié la saveur — me manquaient, tout à coup. De sorte que, bien malgré moi, je me surprenais à re-croire au bonheur. A mon âge ? Et après les épreuves que je venais de traverser ? Les êtres humains sont, décidément,  d’incorrigibles rêveurs.  J’avais beau me raisonner, me répéter : « Arrête ton char, ma fille, les vieilles dames indignes, y a rien de plus pathétique »,  ça me démangeait grave.
                  Skype — béni soit-il — n’était pas étranger à cette bienfaisante exaltation.  Car nous avions repris nos petites soirées communes. Soirées au terme desquelles je finissais souvent par m’endormir, sur du Marcel Dadi joué rien que pour moi, à six cents bornes de distance…
 
 

 


dimanche 23 octobre 2016

LE BEL ÉTÉ 12



















 
                                          MONSIEUR VACANCES
 
                  Nulle entorse à ce rituel frustrant, hormis cette fin de soirée frisquette où, tels des préados, nous nous étions glissés sous une couverture pour regarder un film d’horreur.  Mais, bien que la situation s’y prêtât foutrement, aucun d’entre nous ne tomba dans le piège des promiscuités frissonnantes — ni, a fortiori, des mains baladeuses. Nous eûmes bien du mérite, je trouve. Ou alors, nous n’étions pas prêts.  
                  Le jour de son départ, j’avouai à Mélanie :
                  — Je voudrais qu’il revienne. 
                  Elle sourit.
                  — Rassure-toi, il reviendra.
                  Une aimable voisine, qui, nous voyant  passer  sous ses fenêtres en pouffant comme des collégiens, l’avait surnommé « Monsieur Vacances » me fit la même promesse.
                  — Élémentaire, mon cher Watson, ajouta-t-elle.
                  Ma parole, j’en aurais chialé !
 
 

 

samedi 22 octobre 2016

LE BEL ÉTÉ 11



















 
 
                               QUINZE JOURS DÉLICIEUX
        
                  Oui, délicieux, je persiste et signe. Une sorte de deuil buissonnier. Nous discutions de tout, de rien, de pas grand-chose, sans que, par un accord tacite, il soit jamais question des douleurs qui précèdent. Castor ne pratiquait pas l’apitoiement  pesant ; je l’en ai béni maintes fois. En revanche, j’eus  plus de fous-rires, pendant ce petit  break, que durant, sans doute, tout le reste de ma vie.
                  Entre deux averses, nous allions rendre visite à mes petits-enfants, Maya et Alix, qui avaient adopté d’emblée ce grand-père intérimaire  au surnom de rongeur, toujours prêt à les faire sauter sur ses genoux ou à leur jouer un air de guitare. Nous fîmes, avec eux et ma fille Mélanie, quelques mémorables balades en forêt, dans une humidité à couper au couteau, et de rares piqueniques sur les espaces verts qui agrémentaient le village.
                  Généralement chassés par l’ondée, on courait tous se réfugier au Roc café où l’aventure s’achevait devant un chocolat brûlant.
 
                  Le soir, notre tête-à-tête au coin du feu se prolongeait souvent très tard, et pour cause : à notre insu — ou pas ; se targuer d’innocence à soixante ans passés  serait du dernier grotesque —, le désir avait fait son apparition. Mais même sous la torture, ni l’un ni l’autre ne l’aurait avoué. Outre sa grande pudeur, Castor, j’imagine, ne se sentait pas le courage d’étreindre une brûlée vive. Quant à moi,  si j’avais osé un geste, un mot déplacé, j’aurais eu l’impression de profaner un cimetière. Nous nous quittions donc sur un chaste « bonne nuit » avant de gagner chacun notre chambre, un peu penauds mais la conscience en paix.
 
— Toi, tu t’es encore fait du cinéma et tu ne l’assumes pas, me grondait gentiment ma fille, le lendemain matin, en me voyant promener mes chiens, l’air déconfit.       
Du cinéma, oui, oh que oui ! Sur l’écran noir de mes nuits blanches…
 




vendredi 21 octobre 2016

LE BEL ÉTÉ 10





















                                                         CASTOR, LE RETOUR

                  Grâce à Pascal, un ami maçon soigneusement briefé par Sylvain avant son départ, la galerie prenait forme. Elle s’acheva sans que cela me tire de mon marasme. Sauf…
                  … sauf qu’une idée me vint, pas bête, finalement : et si je proposais à Castor d’y exposer ses toiles ?
                  — Faudrait que tu viennes passer quelques jours au village, pour repérer les lieux, suggérai-je finement. Tu crois que ce serait possible ?
                  Point ne fut besoin d’insister. Il était libre comme l’air, et la distance ne le rebutait pas. Non plus, d’ailleurs, que la cohabitation temporaire avec une  veuve minée à la fois par la solitude, la météo et une tragique carence d’inspiration.
                  En fait, cet homme-là n’avait peur de rien.
                  Il débarqua donc sous une pluie battante, après s’être perdu en route — car, en plus d’être cool, il était distrait —, avec, dans ses bagages, deux cadeaux somptueux : un portrait de moi, flatteur s’il en est, et un tableau intitulé « Circé » que j’avais repéré sur son site, et dont je rêvais comme couverture pour un de mes livres.
                  Nous les accrochâmes aux murs du salon. Et commencèrent pour moi quinze jours délicieux.







Circé


LE BEL ÉTÉ 9




















                                                   FAITS D’HIVER


         Sylvain mourut le 2 janvier,  inaugurant une véritable ère glaciaire. L’hiver 2013, qui avait débuté en octobre — chose rarissime dans le Sud-Ouest où les arrière-saisons sont d’ordinaire clémentes — semblait ne jamais devoir s’arrêter. Février, mars, puis avril,  battirent tous les records d’intempéries de ces dix dernières années. « Le temps est en harmonie avec mes états d’âme » me disais-je, tandis que la tempête battait les vitres, transformant le paysage en une litho de Dürer : ciels tourmentés, carcasses d’arbres tordues par l’ouragan, éclairs aveuglants, sombres horizons.
                  Histoire d’être moins seule, je guettais les messages de Castor Tillon, toujours fidèle au poste, si bien que nous prîmes l’habitude de passer nos soirées à chatter sur l’écran. On s’envoyait des morceaux de musique, des extraits de films, des confidences, parfois. Et, bien sûr, des bons mots. Vers minuit, nos adieux s’agrémentaient de « bisous » tarabiscotés, dans toutes les polices disponibles sur le Net ; c’était à qui posterait les plus spectaculaires, et, vu mon incurie informatique,  il gagnait toujours. Durant les mornes semaines où, recluse chez moi, je tentais en vain d’écrire, de lire, de me gaver de vieux feuilletons pour contrer l’absence de Sylvain,  ces rendez-vous virtuels  prirent petit à petit une importance primordiale. Ils étaient, comment dire ? ma bouffée d’oxygène, mon repère, mon point d’appui. Mon p’tit rayon de soleil dans la grisaille ambiante.


jeudi 20 octobre 2016

LE BEL ÉTÉ 8




















                                              RENCONTRE 

                  Vint le mois de juin, et, avec lui, la Comédie du Livre de Montpellier où, sollicitée par un ami libraire,  j’acceptai de me rendre.  (La chose est assez rare pour être signalée : estimant ma présence indispensable à mon malade, je refusais tout déplacement depuis fort longtemps).  J’annonçai le scoop  sur mon blog, en précisant : « Ceux qui seraient tentés par un p’tit brin de causette seront les bienvenus ! ». Ainsi eus-je le plaisir de retrouver Rémy G., un copain écrivain qui habitait la région, et que je n’avais plus vu depuis des lustres…

                  Je signais, sagement  assise à mon stand, quand soudain apparut un homme vêtu de noir qui, surgissant d’entre les piles de livres, me chuchota gravement :
                  — Je suis Castor Tillon. 
                  Le brouhaha ambiant couvrant sa voix, je lui fis répéter.
                  — Oh ! Castor ! m’écriai-je quand je réalisai.
                 Et, ni une ni deux, je lui sautai au cou.
                 Quelques minutes plus tard, attablés devant un verre, nous faisions plus ample connaissance.
                 Contrairement à ce que laissaient supposer ses  coms rigolards, c’était quelqu’un d’infiniment pudique et réservé. J’appris, ce jour-là qu’il était pastelliste (ce que me confirma, le soir même, son site internet) et adorait les animaux — les insectes en particulier, qu’il photographiait à foison.
                J’appris également — avec une confusion facile à deviner — qu’il vivait en Auvergne.  Six cents bornes pour deux trois dédicaces et dix minutes de conversation, c’était dingue, non ? Ce coup-là, juré-craché, on ne me l’avait encore jamais fait…
                  Durant une bonne partie de la journée, Castor  louvoya de table  en table.  A chacun de ses passages, nous échangions un regard complice, de sorte que vers cinq heures du soir, lorsque je m’inquiétai de mon horaire de retour, il me proposa tout naturellement :
                  — Si ça t’embête de prendre le train, je peux te ramener en voiture.
                  J’eus une seconde d’hésitation — juste une. Après tout, le long trajet qu’il s’était imposé trouverait peut-être sa justification dans cette heure et demie de tête-à-tête routier ? 
                  — On me raccompagne, lançai-je au libraire, ahuri. Garde mon billet, tu te le feras rembourser par la SNCF !                 
                  J’appris, bien plus tard, qu’il s’était inquiété de me voir ainsi partir avec  un inconnu. Il ne fut pas le seul.
                  — Et si ç’avait été un serial killer ? s’effara un de mes potes, auteur de thrillers sanglants, à qui je narrai la chose.
                  Je ne souffrais pas, par chance, de ce genre de parano.
                 Sylvain, non plus. Quand je lui annonçai que je rentrais avec Castor,  il mit un hachis Parmentier au four et prépara la chambre d’amis. L’irruption dans notre vie de ce copain virtuel qui, subitement, ne l’était plus, se fit donc dans la décontraction la plus totale. D’autant que le repas était délicieux.