LES BONS AMIS
À
la longue, Rose finit par connaître tous les habitués. Et par
s'attacher à certains d'entre eux, qu'elle en vient bien vite à
considérer comme des amis. Isaac, par exemple…
Isaac,
c'est le sosie d'Omar Sharif avec vingt ans de plus. Plombier de son
état, il fut — et s'en flatte — le tout premier client des Bons Amis. Mme Irène, que Rose soupçonne d'avoir un petit faible pour lui, ne se lasse pas d'évoquer leur rencontre :
—
Il est entré, ce vieux provo, je venais tout juste d'ouvrir. J'étais
dans mes petits souliers, évidemment ! Il s'est accoudé au zinc, nous a
regardés, Béchir et moi, et a gueulé : « Shalom, les Arabes ! » Alors moi, du tac au tac — vous me connaissez, je n'ai pas ma langue dans ma poche — : « Salaam, le Juif ! ». Tu t'en souviens, Isaac ? Qu'est-ce qu'on a rigolé.
—
Tu parles : c'était quasiment le même mot. Faudrait leur faire
comprendre, à ces cons de militaires : quand on emploie le même mot pour
dire bonjour, c'est qu'on est frères.
Il y a aussi Manu. Ah, Manu…
Il
(enfin, elle) est transsexuel(le). Un ancien gendarme devenu
officiellement femme, qui exhibe à tout bout de champ sa carte
d'identité pour prouver qu'en dépit des apparences, c'est mademoiselle
et non monsieur qu'il faut l'appeler — nonobstant une carrure
impressionnante, une voix de basson, et un bleuissement suspect des
joues, en fin de journée.
En
revanche, Manu a un cœur de midinette. Elle s'enflamme chaque semaine
pour un nouveau galant. Rose à qui, entre deux Kirs, elle confie ses
espoirs et ses déceptions — celles-ci succédant toujours à ceux-là —,
l'exhorte à la patience.
— L'amour vous tombe toujours dessus au moment où on s'y attend le moins, assure-t-elle, forte de sa propre expérience.
Comme,
en dépit de ce bel optimisme, l'âme sœur tarde à se présenter, Manu
comble son vide affectif en recueillant les chiens et les chats errants —
ainsi, d'ailleurs, que les hamsters, souris blanches, canaris, etc,
dont leurs propriétaires veulent se débarrasser.
— Mon studio est une véritable arche de Noé, se plaît-elle à déclarer. Il ne m'y manque qu'un cochon.
Et, ce disant, elle lance des œillades appuyées aux routiers de passage (qui se gardent bien de relever l'allusion).
Il
y a également le gros François, garçon boucher à La Villette, la
vieille Zabelle, qui s'en va toujours sans payer, Fathia et Wadiah, les
sœurs maghrébines aux mains rouges de henné, et Gaël…
Ça, Gaël, c'est toute une histoire !
Un
après-midi, Mme Irène ayant accompagné Béchir à l'hôpital pour des
examens, Rose était seule dans le troquet désert. Le dos au comptoir,
elle alignait ses verres le long de l'étagère quand la porte s'est
ouverte sur un tonitruant :
— Salut, la compagnie !
— Bonjour, a-t-elle répondu sans retourner.
Quelque trente secondes plus tard, ayant achevé son rangement:
— Qu'est-ce que je vous sers, mons… ?
Personne.
En revanche, une voix jaillie de nulle part :
— Un demi, s'il vous plaît !
Or, ce jour-là, Rose était d'une humeur massacrante.
— C'est quoi, ce gag ? a-t-elle grogné. Si vous me faites une blague, je vous préviens, elle n'est pas drôle.
Furieuse, elle s'est penchée par-dessus le comptoir… pour se retrouver nez à nez avec un nain. On imagine sans peine sa confusion.
— Oh… je… je… désolée… je ne vous avais pas vu.
Et lui, royal :
— J'accepte vos excuses, à condition que vous trinquiez avec moi.
Ainsi se sont-ils retrouvés assis à la même table, lui devant sa bière, elle devant un café.
Une
demi-heure après, elle savait tout de lui : qu'il s'appelait Gaël,
était originaire du sud de la Bretagne, travaillait au tri postal et
pratiquait, à haute dose, l'autodérision.
Comme, par exemple, lors de cette explication très personnelle de son handicap :
—
Ma mère ne voulait pas d'enfant. Quand elle a découvert qu'elle était
enceinte, elle est allée chez une rebouteuse qui lui a fait des passes
magnétiques. Au bout d'une heure de simagrées et de prières, la bonne
femme lui a affirmé : «Ton bébé est parti ». Manque de bol, il en
restait la moitié : moi.
De
l'humour noir, ça s'appelle. Rose a ri, par politesse. Pour ne pas le
vexer une seconde fois. Mais en réalité, elle trouvait ça plus poignant
que drôle.
Depuis, ils sont copains.
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