SUR LA SELLETTE
— Tout quoi ? Les repas, tu veux dire ?
—
Les repas et le reste : tu nous prends en charge, les enfants et moi,
tu tiens ma maison, tu te tapes tout le boulot sans jamais rechigner…
Nouveau sourire de Mona. Un peu implorant. Presque un sourire d'excuse.
— Je ne pouvais pas te laisser tomber, dans ta situation, commence-t-elle.
— Tu ne files pas de coup de main à toutes les bonnes femmes seules de la région, tout de même !
— Ne te compare pas à…
—
Bien sûr que si. Quelle différence y a-t-il entre moi et la vieille
Souham qui habite près de chez toi, par exemple ? Elle aussi a besoin
d'aide, et pourtant, tu ne lui consacres pas tout ton temps.
— Ce n'est pas pareil.
— Pourquoi ? Qu'est-ce que j'ai de plus qu'elle ?
— Euh…
— Allez, dis-le, Mona ! Dis-le !
Rose
a-t-elle conscience, à cet instant précis, de mettre son interlocutrice
au supplice ? N'y aurait-il pas une pointe de sadisme dans son
insistance ?
La quadragénaire baisse les yeux… pour les relever aussitôt et les planter droit dans les siens.
— Tu veux vraiment le savoir, Rose ?
Elle prend une large inspiration.
—
Eh bien, tu es la fille que j'aurais aimé avoir. En "me tapant tout le
boulot", comme tu dis, j'agis dans mon propre intérêt : je me donne
l'illusion d'être mère et grand-mère, tu comprends ?
Un tombereau de remords se déverse sur Rose.
—
Ta… ta fille ? ânonne-t-elle, tout en s'insultant mentalement : «
Saleté puante ! Crétine ! Don Juanne à la manque ! Faut-il que tu sois
d'une malveillance crasse pour avoir prêté je ne sais quelles intentions
à cet ange de bonté ! »
Si elle s'écoutait, elle se giflerait.
—
Oh, je ne me compare pas à ta véritable mère, rassure-toi, poursuit
Mona, prenant son trouble pour de la désapprobation. Et je ne cherche
pas à lui voler ton affection. J'essaie juste de la remplacer un peu,
dans la mesure de mes faibles moyens.
Rose secoue la tête, sincère cette fois :
—
Tu la vaux largement ! Elle et moi, on ne s'entend pas très bien, tu
sais. En fait, je ne corresponds pas du tout à sa notion de "fille
idéale". Je suis même exactement l'inverse.
— Comment ça ? s'indigne Mona. Mais tu ES la fille idéale, ma Rose. On a envie de te dorloter, de te protéger…
—
Ma belle-sœur disait la même chose, avant que… enfin, avant d'avoir un
enfant à elle. Et quelqu'un d'autre, aussi : une handicapée que j'ai
connue, il y a bien longtemps…
«
C'est fou le nombre de nanas dont je fais vibrer l'instinct maternel,
réalise-t-elle, tout en parlant. En fait, je ne suis pas une séductrice
comme je me plais à l'imaginer, mais une petite fille attardée… Autant
pour moi ! »
Et, ne trouvant rien à ajouter à cet affligeant constat, elle s'en
retourne à ses occupations, tête basse, sous le regard pensif de Mona.
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