Le télégramme arrive le vendredi suivant : Rentre samedi 20 h 16 stop Tendres baisers stop Amir. Enfin ! Rose en pleurerait de joie.
— Il faut remettre ma maison en ordre, déclare-t-elle à son beau-frère.
Dès
l'aube, donc, tous deux retroussent leurs manches, chargent la voiture
et réinstallent chaque objet à son emplacement d'origine. Avec le retour
imminent d'Amir, les angoisses de Rose se sont envolées, au point que
même l'éventualité d'une rencontre avec celle qu'elle surnomme à présent
"l'étrangleuse de chat " la laisse de marbre. Pour autant que son
beau-frère soit à proximité, bien entendu. Prêt à s'interposer entre
elles deux.
Conscient
de son rôle de protecteur, Rachad ne la quitte pas d'une semelle. En
pure perte, d'ailleurs : l'étrangleuse de chat ne se manifeste pas.
En
fin d'après-midi, la maison Tadros brille comme un sou neuf. Rien ne
permet de soupçonner qu'un quelconque drame s'y soit déroulé — hormis,
peut-être, dans un coin du jardin, le petit monticule de terre
fraîchement remuée qui abrite la dépouille de Bébête.
— On a jute le temps de casser la croûte avant de filer à l’aéroport, annonce Rachad en regardant sa montre.
Rose
acquiesce, radieuse. L'activité fébrile qu'elle déploie depuis le matin
lui a permis de tromper son impatience, mais maintenant que le moment
tant attendu approche, elle ne tient plus en place.
— Papa sera bientôt là ! Papa sera bientôt là ! serine-t-elle à ses fils sur tous les tons.
Et rejaillissent en elle les forces vives mises en stand by depuis des semaines.
— Tu as l'air d’une jeune fille avant son premier rendez-vous, la
taquine Omane, assise en tailleur sur le lit du salon, sa fille sur les
genoux.
— Toi, occupe-toi de tes carottes et pas de mes oignons, rétorque Rose en riant.
Depuis
quelques jours, en effet, Omane essaye de faire absorber à Nadège autre
chose que son lait (en l'occurrence, une ou deux bouchées de la purée
de légumes qu'Olivier, pour sa part, dévore gloutonnement). Mais
l'expérience ne s'avère guère concluante. La mâchoire soudée, le regard
plus noir que jamais, Nadège résiste, opposant aux sollicitations de sa
mère un refus aussi muet qu'obstiné.
— Quelle patience tu as, ma chérie, admire Rachad.
— C'est ma fille, habibi *!
Alors, lui, doucement :
— Non, la nôtre.
Ils
se regardent. Pour la première fois, sans doute, depuis longtemps. Un
mystérieux dialogue s'échange avec les yeux, au terme duquel Omane tend
la cuillère. En réponse, Rachad prend l'enfant et, à son tour, tente
l'impossible.
— Viens préparer le repas, dit Rose, entraînant sa belle-sœur vers la cuisine.
La
diva s'éloigne à regret. Lorsqu'elle revient, un quart d'heure plus
tard, chargée d'un plateau quelle pose sur la table basse, Nadège a des
carottes tout autour de la bouche.
— J'y suis arrivé, triomphe Rachad — comme il annoncerait : "J'ai gagné le tour de France".
Omane, stupéfaite :
— Comment as-tu fait ?
— Autorité paternelle, répond-il, l'œil de velours.
Et, posant la cuillère, il enlace sa femme.
* Habibi : chéri
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