PROMENADE MATINALE
Tradition
oblige : c'est le chant du coq qui réveille Rose. Elle s'étire et
ronronne, sensible à l'allégresse que suscite ce bruit en elle — si
intimement lié à la joie des vacances que, toute sa vie durant, elle
jubilera d'instinct au moindre cocorico.
Avec
la délicatesse qui la caractérise, sa tante lui a attribué la chambre
de son enfance : celle aux images pieuses. L'oncle Paul, très croyant, y
avait accroché les souvenirs de baptêmes, communions, mariages et
autres cérémonies religieuses, couvrant le papier peint d'une myriade de
petits cadres. De sorte que la fillette dormait sous les regards de
multiples Jésus, anges, Vierges Marie, ce qui la rassurait car elle
était peureuse et sujette aux cauchemars.
Des
yeux, elle parcourt les chromos familiers, s'attendrit de leur naïveté.
Y repère des détails oubliés, telle cette pauvresse, tendant la main
sur le parvis de l'église d'où sort une procession de jolies
communiantes qui ne lui accordent même pas l'aumône d'un sourire. Ou ce
vieux chien suivant, tête basse, l'ivrogne auquel un prêtre en surplis
blanc montre les feux de l'enfer afin de lui inculquer la tempérance.
— Bonjour le discours réac, rigole-t-elle.
Elle saute sur ses pieds, ouvre les volets. Sous les rayons pourpres de l'aurore, la campagne resplendit.
— Faut que je montre ça à mes loupiots.
Mais ils ronflent à poings fermés dans la chambre voisine. Ainsi que leur tante, d'ailleurs.
— Ils ont dû faire la foire jusqu'à pas d'heure, suppose Rose, amusée. À moins que ce ne soit le grand air qui les assomme.
Sur
la pointe des pieds, elle gagne la cuisine. Se taille, dans la miche
entamée la veille, une tranche "comme un drap de lit" (dixit Ida, dont
les expressions ne sont pas moins colorées que celles de sa sœur), la
badigeonne de beurre frais et sort. Puis, portée par le jeu des
réminiscences, elle se rend sous la fenêtre d'Etienne et crie :
— Étieeeenne ! Tu viens jouer ?
— Sans blague ? se marre-t-il. Attends-moi, je descends.
Trente
seconde plus tard, il la rejoint, en ayant pris soin de se munir, lui
aussi, d'une tartine. Mais sur la sienne, il y a de la confiture de
rhubarbe faite maison.
La balade qui s'ensuit n'est qu'une succession d'éclats de rire.
— Ça me fait un bien fou d'être ici, avoue Rose, en s'asseyant sur le talus d'où l'on domine le village.
Son compagnon acquiesce gravement.
— Et à moi, donc ! Je n'arrive pas à y croire.
— Dommage que mon mari ne puisse pas en profiter, s'empresse-t-elle d'ajouter.
— Oui, dommage. J'aurais aimé le connaître.
— Oh, ça viendra, rassure-toi. Un de ces quatre, il va débarquer.
Elle consulte sa montre.
— Houlà, déjà neuf heures ? Faut que je m'occupe de mes mômes, moi.
— Et moi, je dois filer à l'univ'
— Tu fais quoi, comme études ?
— Médecine. Je suis en troisième année.
— Tu ne tues plus les petits oiseaux, alors ?
— Non, je soigne les gens…
En voilà une nouvelle qu'elle est bonne !
*
Plus tard :
— Tu es au courant de ce qui se passe ?
Regard interrogatif de Rose.
— Non, quoi ?
— Il y a encore eu du grabuge, à Paris.
— Ah ?
—
De Gaulle a fait fermer la fac de Nanterre, sous prétexte que c'était
"un repaire de dissidents". Les étudiants sont furieux, ils s'en sont
pris aux forces de l'ordre. Il y a eu des arrestations. On prévoit des
manifs de soutien toute la journée.
— Tu suis l'actualité de près, toi, dis donc !
— Assez, oui. Tu n'es pas inquiète pour ton mari ?
— Oh, lui, tu sais, la politique… En plus, il ne met pas le nez dehors : ils préparent leur tournée.
Etienne hoche sentencieusement la tête :
— Moi, si je vivais sur place, je serais au cœur de l'action.
— Qu'est-ce qui t'en empêche ? On n'est qu'à trois cents bornes.
Il rit.
— Oui, mais toi, tu es ici, et maintenant que je te tiens, je ne te lâche plus. Ça suffit les chassé-croisé !
Rose joint son rire au sien.
— T'as pas encore compris que j'étais insaisissable ?
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