Cette petite victoire donne à Rose le courage de rentrer chez ses parents sans montrer grise mine.
Suzanne
Vermeer semble également avoir passé l'éponge. L'anicroche de
l'après-midi n'a pas, grâce à Dieu, altéré les relations mère-fille.
Rose s'en félicite, et fait tout son possible pour que le baromètre
familial reste au beau fixe.
— Ce soir, je vous prépare un plat libanais, annonce-t-elle.
Elle
retrousse ses manches et, ayant confié ses fils à leur "bonne-maman"*,
entreprend la confection d'un ragout d'agneau au cumin qui remporte tous
les suffrages. Marcel se ressert trois fois :
— Cette cuisine orientale, quelle saveur !
— Tout le mérite en revient à la cuisinière, ajoute sa femme en connaisseuse.
— Mes compliments, fifille, tu es un cordon bleu.
Soirée fort agréable, donc. Hélas, ce n'est qu'une trêve…
On
ne peut pas dire que Grégoire soit un enfant facile. Affectueux, ça
oui. Éveillé, certainement. Mais tête de lard aussi, de sorte que la
moindre peccadille tourne à l'affrontement.
Rose,
depuis longtemps, en a pris son parti. Elle négocie, évite le
bras-de-fer, et a généralement gain de cause, mais sans heurts et sans
drame.
Amir approuve cette pédagogie douce.
Les
Vermeer, non. Ils sont de la vieille école. Celle où les parents
commandent et où les enfants obéissent "au doigt et à l'œil"*. Que de
fois sa mère lui a raconté avec fierté l'histoire du petit cavalier !
Les
petits cavaliers sont de minuscules carrés de pain, garnis de beurre et
de confiture. À un an et demi, Rose en raffolait, et réclamait à tout
propos : « ti avayé ! ». Or, cette fois-là, pour une raison inconnue,
elle avait repoussé son assiette aux trois-quarts pleine.
—
Tu les as demandés, tu les mangeras, s'était emportée sa mère. Et en
dépit de ses hurlements, elle les lui avait fourrés en bouche, jusqu'au
dernier.
— Tu as vomi mais j'ai tenu bon, concluait invariablement Suzanne Vermeer. Ah, il m'en a fallu, du courage, je t'assure !
À ce stade de l'histoire, Rose levait les yeux au ciel :
— Pfff, tu aurais mieux fait de laisser tomber.
— Jamais de la vie ! Un ordre est un ordre, l'enfant doit s'y soumettre, de gré ou de force.
— Comment voulais-tu que je comprenne, à cet âge ?
—
C'est ça, l'éducation, ma fille. On ne commence jamais assez tôt. Tu
m'as donné du fil à retordre, par la suite, mais, crois-moi, si ce
jour-là, j'avais cédé à ton caprice, ç'aurait été encore bien pire.
Cette
autorité quasi-militaire a toujours choqué Rose, en particulier depuis
qu'elle est mère. Et surtout si ses gosses en font les frais !
Le
cas se présente deux jours plus tard. Un dimanche en fin de matinée,
pour être précis. Tandis que Rose, dans l'arrière-boutique, aide son
père à rédiger un courrier administratif, Grégoire joue aux "blocs"*
dans la cuisine, sous la surveillance de sa grand-mère.
— Range tes affaires, mon lapin, lui dit soudain celle-ci. Il est midi, je vais mettre la table pour le dîner.
Comme le petit garçon fait la sourde oreille, elle revient à la charge.
— Tiens, voilà la boîte pour mettre tes blocs.
— Nan.
— On ne dit pas non à mamie. Allons, dépêche-toi !
Autant
parler à une pantoufle. Grégoire, imperturbable, poursuit son jeu comme
si de rien n'était. Or, la patience n'est pas la principale qualité de
Suzanne Vermeer. Elle hausse le ton :
— Attention, je vais me fâcher.
Grégoire
ne bronche pas mais la nargue du regard. C'en est trop ! D'un geste
brusque, elle balaie les cubes de bois qui dégringolent à grand bruit
sur le carrelage, et ordonne :
— Maintenant, ramasse-les !
L'enfant, médusé, fond en larmes.
— Ra-masse ! insiste-t-elle, en détachant nerveusement chaque syllabe.
Comme
Grégoire shoote dans les blocs en pleurant de plus belle, elle
l'attrape par le bras pour l'obliger à s'accroupir. Il trépigne, se
débat. Ses cris alertent Rose qui rapplique dare-dare.
— Qu'est-ce qui se passe ?
L’enfant se rue dans ses jambes :
— Mamaaan !
— Il se passe que ton fils est infernal, fulmine Suzanne.
— Qu'est-ce qu'il a fait ? demande Rose, en soulevant le coupable qui se cramponne a son cou.
Question superflue : le spectacle parle de lui-même.
— C'est toi qui a jeté tes jouets par terre ?
La tête de Grégoire oscille de gauche à droite, puis son index se tend vers sa grand-mère :
— C'est elle.
— Non mais, écoutez-moi ce petit impertinent ! explose l'accusée. Si tu avais obéi, ce ne serait pas arrivé.
— Tttt, temporise Rose, bien embarrassée. Pourquoi n'es-tu pas gentil avec mamie, Grégoire ?
— Elle est méssante.
— Ça, c'est un comble, s’indigne Suzanne.
Elle fonce sur lui, la main levée, mais Rose l'écarte d'un sec : « Arrête, maman ! »
— Tu lui donnes raison contre moi ?
—
Je ne donne raison à personne, je coupe court à la surenchère. Regarde
dans quel état vous êtes, tous les deux. Alors, tu commences par te
calmer et après, on discute.
Jamais,
auparavant, Rose ne s'était adressée à sa mère sur ce ton. Celle-ci,
subjuguée, obtempère, mais la fusille des yeux tandis qu'elle s'approche
de l'évier, assied Grégoire sur la paillasse et lui éponge le visage en
susurrant : « C'est fini, mon bichon, c'est fini. Maman est là. »
— Belle éducation, siffle-t-elle entre ses dents.
Et,
histoire de clore le chapitre "en beauté", elle ramasse elle-même les
objets du délit, la main sur les reins, avec un : « Oh, mon pauvre
dos » qui fendrait le cœur à une pierre.
Le repas est lugubre, en dépit des efforts de Marcel pour détendre l'atmosphère. Et, au dessert :
— Tu élèves tes enfants à ta guise, lance Suzanne à sa fille. Mais n'oublie jamais que Qui aime bien châtie bien.
Grégoire a une lourde hérédité, c'est "de la mauvaise graine", comme on
dit. Si tu n'es pas ferme avec lui, il tournera mal, je te préviens. Et
ce sera TA faute. Ce jour-là, ne viens pas te plaindre, parce que je te
rappellerai la scène d'aujourd'hui, et la manière dont tu as brimé mon
autorité.
Allez apprécier la tarte aux cerises, après ça !
* Bonne maman : grand-mère, en Belgique
* Obéir "au doigt et à l'œil" : expression belge signifiant « sans discuter »
* Blocs : petits cubes de bois formant puzzle
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