samedi 13 août 2016

ROSE 104

 


                                                      GABRIEL ASKAR (SUITE)

L'appartement de Gaby est, en fait, un studio minuscule, pourvu d'une kitchenette à l'américaine. Vingt-cinq mètres carrés très clairs donnant sur les arbres du parc, au troisième étage d'un immeuble Hausmann, le tout dans un indescriptible désordre.
— Désolé, je n'ai pas eu le temps de ranger avant votre arrivée, s'excuse le chanteur.
— Pas grave, répond Rose, avec un regard désemparé qui affirme le contraire. Euh… on s'installe où ?
— Où vous voulez… J'ai emprunté un matelas pneumatique au locataire du dessus, il suffit de le gonfler. Moi, je dors sur le canapé convertible. C'est un lit double, Amir peut le partager avec moi, éventuellement.
Merci, dit Amir, pas vraiment enchanté.
Ses yeux croisent ceux de Rose.
À la guerre comme à la guerre, hein, habibté !
Elle hoche la tête — le moyen de faire autrement ?
— Je coucherai par terre avec les enfants… On t'envahit, mon pauvre Gaby.
— Bah, entre compatriotes, il faut bien s'entraider. Et puis, c'est provisoire.
« Heureusement, pense Rose, parce je ne tiendrai pas longtemps, dans ces conditions. »
Rappelée à l'ordre par les ronchonnements d'Olivier, elle s'enquiert :
Tu n'aurais pas un truc à manger, pour les petits ?
Moue perplexe de Gaby Askar.
 — Il ne me reste pas grand-chose… Jette un coup d'œil dans le frigo.
« Pas grand chose », c'est un euphémisme. À part une bouteille de Vodka à moitié entamée, un yaourt périmé et un fond de nouilles dont n'aurait pas voulu Julie…
Julie.
Les voilà bien, les pièges de la mémoire ! Au moment le moins opportun, le regard canin vrille les neurones de Rose qui sent ses yeux s'humidifier.
— Laissez-la-nous, s'il vous plaît, a imploré Omane, une semaine avant leur départ.  Entre elle et  Nadège, le courant passe ; je ne voudrais pas les séparer. Et puis, ce sera comme si une partie de vous restait à Zouk.
— Excellente idée ! s'est écrié Amir. Ça me retirerait une sacrée épine du pied.
— Mais… a bêlé Rose, éperdue.
Et lui de renchérir :
— Franchement, tu nous vois trimbaler cette bête, en plus des deux enfants ?
— D'autant que la plupart des hôtels n'acceptent pas les animaux, est intervenu Rachad, tandis qu'Omane précisait, avec une perfidie qui ne pouvait être dictée que par l'amour maternel :
— Sans compter qu'en avion, les chiens voyagent dans la soute à bagages. Certains grattent tellement les barreaux de leur cage qu'ils s'arrachent toute la peau des pattes. Tu imposerais une épreuve pareille à Julie qui n'a jamais connu ni collier, ni laisse ?
 Bref, face au consensus, Rose a cédé, la mort dans l'âme.
D'un mouvement de tête, elle chasse ce douloureux souvenir.
— Où y a-t-il une épicerie ? s'informe-t-elle.
— À cinquante mètres, répond Gaby. Dis-moi de quoi tu as besoin, j'irai le chercher.
Je t'accompagne, s'empresse Amir.
Nantis d'une liste sommaire — lait, œufs beurre, fromage, pâtes ; le tout-venant, quoi ! — les deux hommes s'éclipsent, laissant Rose et ses enfants en tête-à-tête avec le foutoir.
— Au travail ! grogne cette dernière en retroussant ses manches. Où est le produit-vaisselle ?
Lorsque les deux hommes reviennent, chargés des provisions (plus un énorme pain et une tarte aux fraises), la cuisine a retrouvé un aspect civilisé. Olivier, à plat ventre sur la moquette, s'efforce d'attraper un rayon de soleil couchant, pénétrant par la fenêtre ouverte, et Grégoire patouille dans les piles de disques posées un peu partout.
— Eeeh, ma collec' de quarante-cinq tours ! s'étrangle Gaby Askar en se ruant vers lui.
Il lui arrache l'objet du litige qu'il examine minutieusement avant de siffler :
Khara *, il me l'a rayé !
Vilain garçon, tu n'as pas honte ? gronde Amir, bien embêté.
Puis, se tournant vers Rose :
Pourquoi tu ne l'as pas surveillé ?
— Je ne peux pas être partout à la fois, figure-toi. Tu n'avais qu'à l'emmener faire les courses avec vous.
Résultat de la subite montée de stress : Grégoire pique une crise de larmes, suivi de près par Olivier — solidarité fraternelle oblige.
Le moins qu'on puisse dire est que tout cela n'est guère au goût de Gaby Askar.
— Quel boucan, râle-t-il. Fais taire tes gosses, Rose !
— Allez au parc pendant qu'on prépare la bouffe, souffle Amir à sa femme qui n'en mène pas large.
— Vous vous en sortirez, sans moi ?
— Pas besoin d'avoir fait l'école hôtelière pour cuire des nouilles. Allez, va, qu'on ait la place de se remuer !
L'instant d'après, mère et enfants se dirigent avec soulagement vers le périmètre de verdure.
À cette heure, le bac à sable est vide. Tant mieux : Grégoire l'aura pour lui tout seul.  Il va pouvoir se défouler avant de regagner "sa prison"…
Le terme s'est imposé de lui-même à Rose. L'exiguïté du studio l'oppresse. Vivre à cinq là-dedans, même pour un temps très bref, c'est de la folie. Un coup à se fâcher pour de bon avec Gaby — qui n'est pas un modèle de patience, loin s'en  faut.
Tout en "faisant marcher Olivier"qui adore la station debout (pour autant que les mains maternelles le soutiennent), elle évoque son jardin de Zouk, ce havre de bien-être.
— Vivement qu'on se dégote un logement bien à nous,  soupire-t-elle. Vivre chez les autres, c'est vraiment l'horreur.
         Elle ne croit pas si bien dire.


                                                                                 * Khara : merde

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