GABRIEL ASKAR
Une
vingtaine de minutes plus tard, ils débarquent tous les quatre sur le
territoire français. Le soleil est de la partie, c'est déjà ça.
Une
fois les formalités de douane accomplies et les bagages récupérés,
Amir, qui visiblement cherchait quelqu'un des yeux, pousse une
exclamation :
— Ah, le voilà !
Rose
suit son regard. Derrière la grande vitre qui donne sur le hall de
l'aéroport, une silhouette familière : celle, haute et cambrée, d'un
danseur de tango.
Cette
vision lui procure une bouffée de joie inattendue : c'est un peu du
Liban qui ressurgit sans crier gare. Dès lors, ce lieu inconnu perd son
hostilité.
— Houhou, Gaby ! roucoule-t-elle en pressant le pas.
Les panneaux de verre s'écartent. Gaby Askar s'avance, les bras tendus :
— Welcome to Paris, les amis ! Vous avez fait bon voyage ?
— Un peu fatigant… Tu est gentil d'être venu nous accueillir.
— Penses-tu, c'était la moindre des choses !
Le
mentor prend d'office la tête de la troupe — c'est-à-dire qu'il
s'empare du chariot à valises sur lequel trône Grégoire, et fonce vers
l'ascenseur.
— Ma voiture est au troisième sous-sol, précise-t-il, en appuyant sur le bouton.
—Qu'est-ce que tu as, comme bagnole ? s'enquiert Amir.
— Une Peugeot de location.
— C'est une marque, ça ? susurre Rose.
Ils rient. Tout comme le temps, l'humeur est au beau fixe.
Le
tronçon d'autoroute, puis la traversée de Paris, captive tout ce petit
monde. Captive… et déçoit, en ce qui concerne Rose, du moins. Bien
qu'ayant passé les seize premières années de sa vie à trois cents
kilomètres à peine de la "ville lumière", elle n'y a jamais mis les
pieds. Mais elle en a si souvent rêvé… Nourrie d'une littérature début
de siècle qui mythifiait la "capitale des arts et des lettres", éblouie
par les mouvements impressionniste, surréaliste, existentialiste qui y
ont vu le jour, et dont elle a pêle-mêle avalé le folklore (à défaut
d'en assimiler les rudiments), elle s'est forgé de Montmartre, Pigalle,
les stations-de-métro-entourées-de-bistrots, les caves de Saint
Germain-des-Prés et les Champs Elysées où flânait Yves Montand, une
image ultra-fantasmatique. Rien à voir avec la réalité, bien entendu.
D'autant que pour se rendre chez leur hôte, ils empruntent le boulevard
périphérique dont le moins qu'on puisse dire est qu'il manque
singulièrement de pittoresque.
— Où l'est, la touréfèle ? réclame Grégoire, le nez écrasé contre la vitre arrière.
Amir réitère sa promesse :
— Je t'y emmènerai demain, si tu es sage. Tu as vu toutes les autos ?
— Vroum, vroooum, approuve le petit garçon.
Rose pousse un bref soupir de désapprobation.
— Tu parles d'une circulation. Pire qu'à Beyrouth !
—
Mais plus disciplinée, signale Gaby Askar. Ici, au moins, les
conducteurs s'arrêtent aux feux rouges. On ne risque pas sa vie chaque
fois qu'on traverse.
Porte
de Bagnolet. La voiture ralentit, oblique à droite. S'évade de
l'infernal circuit pour s'engager enfin dans les rues parisiennes.
— Aaah ! apprécie Rose.
Un
square, à droite. Devant, une avenue bordée d'arbres. Des terrasses de
cafés bondées de consommateurs en tenues estivales. Et ce ciel couleur
de lavande sur lequel se découpent, en ombre chinoise, les vieux toits
de zinc peuplés de moineaux…
—
J'habite dans un quartier très vert, très calme, reprend Gaby. Enfin…
si l'on peut parler de calme en ce moment, rectifie-t-il aussitôt. Parce
que ça va plutôt mal, ici…
— Qu'est-ce qui va mal ? s'étonne Amir.
—
Il y a un mécontentement général, une espèce de marasme qui s'installe
de plus en plus. Les Français sont incroyables : ils vivent dans le pays
de la liberté et n'arrêtent pas de se plaindre de leur gouvernement, de
faire des manifs, de se mettre en grève. Comme s'ils cherchaient à
rompre ce bel équilibre, et…
Il s'interrompt pour désigner les grilles d'un gigantesque parc.
—Les Buttes-Chaumont. Maintenant, il s'agit de se garer, et ça, ce n'est pas le plus simple.
Tandis
que la voiture longe les grilles à la recherche d'une place de parking
aléatoire, Rose glisse à l'oreille de son fils aîné :
— Tu as vu les balançoires ?
S'il a vu !
— Ze veux aller là-bas, exige-t-il, le doigt tendu en direction de l'aire de jeux qui se devine entre les buissons fleuris.
— Tout à l'heure, promet Rose. On dépose nos bagages, on mange un petit morceau et je vous y conduis, toi et ton frère.
Voilà une perspective qui va faire tenir Grégoire tranquille, oh ! cinq minutes, au moins !
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