LES CANARDS
Dès l'aube, Olivier, qui a passé une nuit agitée, crapahute sur le matelas. Son frère, piétiné, le bouscule sans ménagement, ce qui lui arrache des cris suraigus. Protestations de Rose qui se trouve au cœur du conflit — position inconfortable s'il en est :
— Non mais ça va pas ? Voulez-vous bien vous tenir tranqu…
Un
« chut » sonore, montant du lit des hommes, lui coupe la parole.
S'ensuit une bruyante cacophonie : Grégoire pince Olivier qui braille de
plus belle, Rose s'énerve, le secoue ; il pleurniche :
— C'est lui qu'a commencé.
— Arrêtez, à la fin ! râle Gaby d'une voix ensommeillée – mais néanmoins furieuse.
— Recouchez-vous immédiatement, les garçons, ordonne Amir. Le premier qui bouge aura la fessée.
— C'est lui qu'a commencé, répète Grégoire, indigné par tant d'injustice.
— Mamaaa, sanglote Olivier.
— Ça suffit ! hurle Rose.
Quant à leur hôte, il rabat l'oreiller sur sa tête de manière si ostentatoire que Rose, gênée, finit par décider :
— Allez hop ! On descend au parc.
Tout
en exhortant ses fils au silence, elle s'habille à la hâte, change
Olivier, passe un pull à Grégoire par-dessus son pyjama, rafle un paquet
de biscuits dans le placard et s'éclipse.
Par
chance, les grilles des Buttes-Chaumont restent ouvertes vingt-quatre
heures sur vingt-quatre. Une aubaine pour les insomniaques, les amoureux
et les sportifs. Quelques joggers parcourent déjà les allées au pas de
course, avant de se rendre au bureau. Sous un arbre, un couple de
lycéens s'embrasse à pleine bouche. Un vieil homme, assis sur un banc,
distribue des graines à un grouillement duveteux de canards, cygnes et
pigeons.
— Moi aussi, ze veux donner à manzer aux coincoins, revendique Grégoire.
En bâillant, Rose lui tend un biscuit, avant de se laisser choir aux côtés du vieillard, Olivier sur les genoux.
— Z'en veux un autre, réclame Grégoire, ayant émietté son boudoir en moins de temps qu'il ne faut pour le dire.
— Ah non, celui-là est pour toi, pas pour eux. C'est ton petit déjeuner.
— Nan, z'ai pas faim.— Attention, je vais me fâcher !
L'ami
des oiseaux, incommodé par le bruit, se lève et s'éloigne à petits pas.
Ce que voyant, les volatiles se dandinent vers Grégoire en se disputant
âprement la meilleure place. Certains vont même jusqu'à matraquer leurs
voisins de coups de bec afin d'être les premiers à le frôler de l'aile.
Ravi, l'enfant écrase le biscuit dans ses mains pour en éparpiller les
résidus aux quatre vents, avant de se ruer à nouveau sur le paquet.
— Encore, maman !
À
quoi bon lutter ? Rose le lui abandonne avec résignation, après avoir
prélevé la part d'Olivier qui, apeuré par ce déferlement de volaille
hystérique, se blottit contre elle.
Une
heure plus tard, ils sont toujours là. Olivier somnole sur les bras de
sa mère, Grégoire s'obstine, à défaut de nourriture, à lancer des
cailloux aux canards qui fuient en cancanant, et Rose, transie de froid,
rêve d'un café brûlant. Mais il est tôt, encore. Les hommes ont dû se
rendormir, et elle ne se sent pas le cœur de les déranger à nouveau.
« Si au moins j'avais pris des sous, j'aurais pu aller me réchauffer au bistrot », se morfond-elle.
Hélas, dans sa hâte, elle a omis d'enfiler son manteau, et son porte-monnaie est dans la poche.
Enfin, vers huit heures, elle se décide à rentrer. Il y a des limites aux plus nobles sacrifices.Un double ronflement l'accueille.
— Pas de bruit, surtout, recommande-t-elle à Grégoire.
Peine
perdue, le petit garçon n'a qu'une hâte : mettre son père au courant de
leurs aventures. En dépit des recommandations maternelles, il fonce
vers lui en claironnant :
— Papa ! Z'ai donné des biscuits aux canards !
Grognement horripilé d'Amir :
— Rose, tu ne peux pas éloigner cet enfant cinq minutes ? Fais un effort, merde ! Si chacun n'y met pas du sien…
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