QUI EST TA MÈRE, PETIT GARÇON ?
— Mona !
Premier
réflexe de Rose : faire semblant de rien. Le parvis de l'école étant
noir de monde, l'étrangleuse de chat ne peut rien contre eux. Donc,
inutile de paniquer…
Tandis
qu'elle s'éloigne d'un air faussement indifférent, Rose sent un regard
peser sur sa nuque. Insupportable sensation ! D'autant que pour rentrer
chez elle, il lui faut, soit traverser l'orangeraie déserte, soit la
longer par le petit chemin, désert aussi.
À tous les coups, Mona va en profiter pour l'aborder. Mieux vaut régler le problème tout de suite.
Dans
un sursaut de courage, Rose fait volte-face et se dirige vers l'ombre,
toujours en faction dans sa cachette. Mal lui en prend : comme elle
s'apprête à l'interpeller, Grégoire, plus rapide qu'elle, lâche la
poussette et court, bras tendus, en criant :
— Nana !
— Grégoire, reste ici ! hurle Rose.
Trop tard : l'enfant s'est jeté dans les bras de Mona qui le soulève de terre et le serre contre elle.
— Lâche mon fils ! ordonne Rose, dans tous ses états.
La réponse de la quadragénaire la laisse sans voix :
— Pourquoi tu me persécutes ?
— MOI, je te persécute ? Ça, c'est la meilleure ! Tu tues mon chat et c'est MOI qui te persécute ?
—
J'étais saoule. J'ai commis un acte de désespoir, tu aurais dû le
comprendre. Toi, par contre, tu agis froidement. Tu me prives en toute
lucidité de ce qui donnait un sens à ma vie. Tu es un monstre !
L'ahurissement cloue de nouveau le bec à Rose.
— Ah ben ça… bredouille-t-elle. Ah ben ça…
Puis, sans préambule, elle sort de ses gonds :
—
Non mais je rêve, là ! T’as pas l’impression d’inverser les rôles ? Je
ne te demandais rien, moi. Tu me tombes dessus sans crier gare, tu
t'incrustes, tu profites de l'absence de mon mari pour me draguer, et
comme je refuse, tu tues mon chat. C'est qui le monstre, à ton avis ?
Mona lui décoche un regard venimeux.
— Pourquoi m'empêches-tu de voir ton fils ? Lui, il m'aime, et contre ça, tu ne peux rien.
«
Qu'est-ce que je fais ? panique Rose. Je lâche ma poussette et je lui
arrache Grégoire ? Mais dans ce cas, elle peut en profiter pour me
prendre Olivier… Et ce petit imbécile qui se cramponne à elle… Oh là là,
dans quelle situation me suis-je encore fourrée ? »
—
Bon, écoute, Mona, reprend-elle, en s'efforçant de juguler sa colère.
On discutera de tout ça à tête reposée ; maintenant, je n'ai pas le
temps. Pose Grégoire à terre, s'il te plaît, et je…
Les lèvres de Mona s'étirent en un rictus.
— Tu veux aller avec ta maman, Grégoire ? Ou venir manger des gâteaux chez Nana ?
— Manger des gâteaux chez Nana, répond Grégoire, sans hésiter.
— Tu as entendu, Rose ? Il me préfère à toi, ton gosse. On y va, to oboriné * ?
— Mon enfant ! hurle Rose en se jetant sur elle. Au secours, on kidnappe mon enfant !
Son
cri provoque un sacré remue-ménage dans l'assemblée de mères.
Celles-ci, toutes affaires cessantes, se précipitent vers les deux
femmes, dont l'une, l'étrangère, échevelée et écumante, se cramponne à
l'autre, l'Arabe, qui reste très digne.
La confusion naît de cette double attitude.
— Min mama, ia saabé ? * interroge une grosse dame en djellaba.
Grégoire — à qui s'adresse cette question — cache son visage dans le cou de Mona.
— Ana*, répond celle-ci sans hésiter.
— Ne la croyez pas, elle est folle, beugle Rose.
S'ensuit
un embrouillamini sans nom. Tout le monde parle en même temps, prend
parti au hasard — en majorité pour la "mère" arabe, nettement plus
crédible que son adversaire. Deux clans se forment, on se bouscule, on
s'insulte, on va même jusqu'à s'empoigner, et il faut l'intervention de
l'institutrice, puis du directeur, pour ramener un peu d'ordre dans
l'hystérie ambiante.
Lorsque Rose, ayant enfin récupéré son fils, s'en retourne chez elle, tremblant de tous ses membres, sa décision est prise.
— On part, dit-elle à Amir.
Un mois plus tard, ils débarquent à Paris. Grégoire vient d'avoir quatre ans.
Nous sommes en avril 68.
* To oboriné : expression attendrie que l'on dit aux enfants
* Min mama, ia saabé ? : Qui est ta mère, petit garçon ?
* Ana ! : moi !
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