MAI 68 AU JOUR LE JOUR
11 mai.
— Trois-cent septante-six blessés, hier, annonce Etienne, en brandissant le journal.
Rose, incrédule :
— Non !
— Si. "La chienlit", comme l'appelle De Gaulle, commence à ressembler à une guerre civile.
13 mai.
— Grève générale. Toute la France est paralysée : plus de transports en
commun, les magasins fermés, les administrations, les écoles... Et un
million de personne défilant dans les rues aux cris de : « Dix ans, ça
suffit ! »
— Dix ans de quoi ?
— Ben…de règne du grand Charles, tiens. Faut te tenir au courant, ma vieille. Surtout si tu dois habiter Paris !
Rose
reconnaît le bien-fondé de la remarque, mais qu'y faire ? Tante Ida n'a
pas la télé, et le "journal parlé" tombe pendant le bain des petits.
— Il te reste la presse, c'est encore la meilleure source d'information. La plus objective, en tout cas.
— Bof, moi, tu sais, les journaux… J'ai pas le réflexe d'aller les acheter.
— Tu veux que je te prête les miens ? Je les ai tous gardés depuis le début.
— Excellente idée : ça me permettra de me faire une opinion.
Et
voilà Rose qui se plonge, un peu à retardement, dans le rapport
circonstancié des événements. Et y trouve un grand intérêt. On peut même
dire que ça la passionne. Elle adhère à fond aux revendications des
étudiants et plus encore à celles des ouvriers.
—
Il faut changer la société, explique-t-elle à sa tante durant le repas
du soir. Faire évoluer les mentalités, balayer les vieux préjugés.
Donner les mêmes chances à tous, quelles que soient leurs classes
sociales, leurs origines ou leurs revenus.
— Certainement, ma chérie. Mais doit-on pour cela user de violence ?
— En dernier recours, je suppose que oui.
Et
de ressortir pêle-mêle les arguments — pas toujours très clairs ni très
structurés (quand ils ne sont pas contradictoires ) — développés par
les journalistes.
Tante
Ida l'écoute sans l'interrompre, un sourire indulgent aux lèvres. Le
même, exactement, que quand Grégoire baragouine ses petites bêtises
d'enfant. Et Lorsque Rose se tait :
— Il faut bien que jeunesse se passe, conclut-elle doucement.
16 mai
— C'est la foire d’empoigne, habibté.
Pire qu'à Beyrouth ! Je suis bien content que tu sois à l'abri avec les
enfants parce que, comme c'est parti, on ne sait pas jusqu'où ça peut
aller.
Rose, la gorge serrée :
— Ne reste pas là-bas. Viens ici !
—
Je ne peux pas, il n'y a plus de trains. Paris est coupé du reste du
monde. Les manifestants ont pris l'Odéon d'assaut, tu te rends compte ?
Et toute la nuit, ils se sont battus dans les rues. Tu verrais le
chantier ! Ils démolissent les trottoirs pour jeter les pavés sur les
C.R.S…
— Sur les quoi ?
— Les C.R.S., des brigades spéciales créées pour l'occasion. Des
espèces de robots futuristes bardés de fer, avec casque, matraque,
bouclier. Ça gueulait tellement fort, cet après-midi, sur le boulevard
de Belleville, qu'on entendait le bruit malgré la musique et les
fenêtres fermées. Du coup, on est descendus voir.
— Mais… vous êtes fous ? C'est très dangereux.
—
T'inquiète, Gaby et moi sommes restés en retrait. Les deux autres, par
contre, se sont mêlés à la foule. Ils sont français, eux ; ils se
sentent concernés.
— Il n'y a pas eu de blessés ?
—
Laurent s'est pris un coup de matraque, il a fallu l'emmener à
l'hôpital, pour une radio. Il n'avait rien de cassé, je te rassure tout
de suite. Juste une grosse bosse et un cocard. Les répétitions
continuent normalement.
— Promets-moi que tu ne sortiras plus. Je vais mourir de trouille, moi, si je sais que t'exposes.
— N'aie crainte, ma chérie, je serai raisonnable… Et toi, de ton côté, veille bien sur les petits.
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