jeudi 30 juin 2016

ROSE 62

 

                                         LA BOHÉMIENNE

Une fois, une seule, Rose déroge à ce rite immuable. Il y a environ un mois que Grégoire est rentré en classe.
« Si je faisais une salade d'oranges, pour le dessert ? se dit-elle. Amir adore ça ! »
Elle re-traverse donc le verger, glanant ça et là les fruits tombés des arbres, dont elle bourre le panier de la poussette. Ce faisant, elle guette le propriétaire, car c'est l'époque de la cueillette et, sans être à proprement parler du vol, sa démarche pourrait lui déplaire.
Soudain, en pleine action, elle sent une présence furtive derrière elle. Confuse, elle se retourne… et se retrouve face à la Bohémienne. Celle-ci en profite pour lui saisir la main, et Rose — que pourtant ces manigances irritent au plus haut point — se laisse faire, par lassitude.
Après avoir longuement examiné sa paume, la vieille ânonne :
Mari à vous…
Quoi, mon mari ? tressaille Rose, subitement en alerte.
D'un geste universel, la vieille mime l'action de "foutre le camp".
Mon mari va s'en aller ?
La vieille hoche la tête.
Loin… loin… précise-t-elle, en montrant l'horizon.
Et… il reviendra ? 
Lentement, la tête de la vieille oscille de gauche à droite, puis, compatissante, elle tapote le bras de Rose avant de s'éloigner en marmonnant.

         Le soir, quand Amir rentre de sa répétition, Rose est assise, toute raide,  dans son lit.
Tu ne dors pas ? s'étonne-t-il.
Dormir ? Comment le pourrait-elle ? Elle rumine depuis des heures l'absurde menace de la vieille, titillant son angoisse comme on agace un mal de dent du bout de la langue.
À son visage fermé, il comprend tout de suite que quelque chose ne va pas.
— Qu'est-ce qui se passe, habibté ? Tu as un souci ? Il y a un gosse malade?
Elle fait « non », sans desserrer les lèvres.
D'un doigt tendre, il lui frôle la joue. Alors, elle se jette dans ses bras et d'une voix que sa gorge trop serrée rend curieusement ténue :
Tu ne m'abandonneras jamais, dis ?
S'il s'attendait à ça !
— C'est quoi, ce délire ? répond-il, stupéfait. Pourquoi veux-tu que je t'abandonne ?
Elle lui raconte la scène du matin, précisant que depuis, elle n'a pas arrêté de bâtir des scénarios plus catastrophiques les uns que les autres.
— Et tu as cru cette vieille folle ? s'indigne-t-il. Franchement, Rose, tu me déçois.  Je te croyais plus intelligente.
Penaude, elle baisse le nez.
— J'ai tellement peur de te perdre, tu sais… Sans toi, ma vie n'aurait plus  aucun sens.
Il sourit, lui affirme qu'il l'aime plus que tout au monde et, tant qu'à faire, le lui prouve illico.
N'empêche que, dès le lendemain, elle change d'itinéraire.
— C'est dangereux, de traverser le verger, explique-t-elle à Grégoire. À cette saison, les oranges tombent des arbres, et si tu passes dessous, elles peuvent t'assommer !
Désormais, à dix heures, le petit garçon mangera une banane.

Mais Rose aura beau faire, les paroles de la Bohémienne resteront scotchées dans un coin de sa cervelle. Et, certains soirs de solitude, elle ne pourra s'empêcher de se les remémorer.
Or, des soirs de solitude, elle ne va pas tarder à en avoir, et beaucoup !



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