RACHAD, LE RETOUR
Un samedi matin, on frappe à la porte. Rose va ouvrir.
— Oh, Rachad ! Que je suis contente !
Elle lui saute au cou, le fait entrer.
— Amir n'est pas là ? s'étonne-t-il.
— Il dort encore. En ce moment, il répète quasiment jour et nuit. Tu veux que je le réveille ?
— Surtout pas, je passais juste vous faire un petit coucou…
Il a un pauvre sourire.
— Je peux m'asseoir ?
— Cette question ! Tu veux du café ? Il est encore chaud.
Sans attendre la réponse, elle le sert, tout en le bombardant de questions :
— Comment va Omane ? Et la petite ? Et toi ? Tu as bien mauvaise mine… Ce n'est pas la forme, hein ? Pourquoi vous nous fuyez ?
Sous l'avalanche, Rachad courbe l'échine sans rien dire.
—
J'aimerais tellement voir Nadège, poursuit Rose, volubile pour deux.
Vingt fois, j'ai essayé d'aller chez vous, de vous appeler. Je veux bien
croire qu'après le choc qu'elle a subi, ta femme ait besoin de
solitude, mais quand même, ce n'est pas une raison pour nous rejeter à
ce point-là. On vous aime, nous. Vous nous manquez. Moi, sans Omane, je
suis orpheline.
D'un geste las, Rachad l'arrête.
—
Je sais tout cela, Rose. Et j'en souffre plus que tu ne l’imagines.
Mais je ne peux rien y faire. J'ai essayé, tu penses ! J'ai raisonné,
discuté, discouru… Autant m'adresser à un mur.
Il avale une gorgée de café, se brûle. Repose la tasse.
—
Chaque jour, Omane se replie davantage sur elle-même. Elle n'existe
plus que pour Nadège. Nadège, Nadège, Nadège. L'univers se résume à sa
fille, point. Même moi, je suis un étranger — donc, un ennemi. C'est à
peine si elle tolère ma présence.
— Oh là là, souffle Rose, effarée. Elle… elle est en train de devenir folle ?
—
Folle n'est pas le mot, disons qu'elle s'éloigne. Se retranche dans son
monde à elle. Elle a toujours vécu en-dehors de la réalité. Sa tente,
ses costumes, ses parents, notre histoire… Tout était embelli,
théâtralisé, réinventé pour devenir une sorte de spectacle permanent,
et...
— Elle se faisait du cinéma, quoi !
— En quelque sorte.
— Bon… mais il me plaisait bien, à moi, son film.
— À moi aussi, il me plaisait, et pas qu’un peu ! Le problème, c'est que là, elle en est prisonnière.
Un silence. Rose médite. Rachad boit. Le silence se prolonge, brusquement interrompu par un vagissement.
— Ah, c'est l'heure de la tétée, constate Rose.
Au même instant, surgissant du jardin, Grégoire annonce :
— O'ivier pleure, maman !
— J'ai entendu, mon chéri.
— Il a bobo ?
— Non, rassure-toi, il réclame juste son repas.
Tandis
qu'elle court chercher le bébé affamé avant qu'il ne perturbe le
sommeil de son père, l'oncle et le neveu restent en tête-à-tête. Moment
privilégié, s'il faut en croire le tableau qui s'offre à Rose
lorsqu'elle redescend. L'un sur les genoux de l'autre, ils se chuchotent
à l'oreille.
— Je peux emmener ton fils au marché ? demande Rachad, comme elle se réinstalle auprès d'eux.
— Évidemment !
Puis, s'adressant à Olivier, elle bêtifie :
— Fais une risette à tonton Rachad, mon trésor.
Comme
s'il avait compris (!), le nourrisson gratifie son oncle d'un de ces
fameux sourire dont il a le secret. Stupéfaction de ce dernier :
— Il m'a souri.
— Ben.. ouais, s'étonne Rose. Tous les bébés sourient ! Pas Nadège ?
— Non, jamais.
— Elle pleure tout le temps ?
— Non plus.
— Que fait-elle, alors ?
—
Rien. Elle nous fixe sans ciller, avec ses yeux tout noirs dans son
petit visage maigre. Des yeux d'oiseau, perçants et durs. On dirait
qu'elle nous juge.
— Et… à sa mère, elle ne sourit pas non plus ? Tu en es sûr ?
— Omane me l'aurait dit. Chaque progrès de sa fille est une victoire.
Rose respire un grand coup, histoire d'évacuer la tension qui l'oppresse.
—
Ça viendra un peu plus tard, assure-t-elle, avec une conviction qui
sonne faux. Les enfants n'évoluent pas tous au même rythme.
Haussement d'épaules accablé de Rachad.
— Les enfants normaux...
Un glaçon dans le dos, Rose suggère :
— Vous devriez vite aller au marché, avant qu'ils remballent.
— Tu as raison, soupire Rachad. On y va, bonhomme ?
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