DISTRIBUTION DES PRIX (SUITE)
La fête s'avère une véritable réussite. Tout le gratin libanais est là, car, comme se plaît à le répéter Alexandre Hélou : « Orient-magazine
est la revue de l'élite ». C'est donc à des enfants déjà passablement
gâtés que Rose remet les prix si durement acquis. Certes, elle eût
préféré les donner à ces gosses des rues qui survivent en vendant des Chicklets*,
et que l'on trouve parfois, au beau milieu de la nuit, grelottant de
fatigue à la sortie des cinémas. Ou aux gamins palestiniens qui mendient
place des Canons, en gémissant dans un sabir mi-français, mi-anglais : «
Please, mat'moiselle, moi very faim ». Mais bon, ceux-là n'ont pas
participé au concours, leurs parents — s'ils en ont — ne lisant pas Orient-Magazine. On ne prête qu'aux riches, la vie est mal faite.
— Le prix de la meilleure bande dessinée est attribué à Toufic Berbérian pour son épisode inédit d'Astérix le Gaulois, clame Rose dans son micro.
Les
applaudissements crépitent. Un petit garçon déluré s'avance : huit ans,
une tignasse brune et bouclée, des joues rebondies de croqueur de
bonbons. Rose le félicite, lui tend le train électrique, l'embrasse. Ce
"baiser au vainqueur", immortalisé par une photo particulièrement
réussie, sortira en couverture du journal. Vingt ans plus tard, Rose,
embauchée comme pigiste dans un quotidien parisien, aura la surprise de
la retrouver, sous cadre, dans le bureau de son patron — qui ne sera
autre que le petit Toufic, devenu entre-temps, grâce aux relations de
papa, un magnat de la presse.
— Et à présent, passons à notre grande gagnante…
Un instant de silence pour ménager le suspense. Rose sent le public suspendu à ses lèvres. C'est assez exaltant.
— … Michèle Sfeir !
Nouveau tonnerre d'applaudissements. Une très jeune fille, maigre et blonde, escalade le podium en rougissant.
—
Le conte que tu nous as envoyé m'a été droit au cœur, lui déclare Rose,
sincère. Non seulement il est joliment écrit, mais tu y fais preuve
d'une telle sensibilité que j'ai eu les larmes aux yeux en le lisant.
C'est la vérité vraie. Le petit boiteux et l'âne
narre la rencontre d’un enfant handicapé et d’un vieux bourricot que
ses maîtres ont rejeté parce qu'il n'a plus la force de tirer la
charrette. L'âne prête son dos à l'enfant, l'enfant aime et nourrit
l'âne, de sorte que chacun trouve dans l'affection de l'autre la
solution à ses misères.
— Tu nous donnes là une belle leçon de fraternité, Michèle. Aussi, c'est avec joie que je t'offre ce manteau de chez Vénus élégance
que tu porteras l'hiver prochain. Mais ce n'est pas tout : ta maman
mérite, elle aussi, une récompense, pour t'avoir inculqué d'aussi nobles
sentiments…
Elle brandit le flacon de parfum "spécial fête des mères".
— Madame Sfeir est-elle dans la salle ?
A ces mots, un mouvement se produit parmi la foule, les gens s'écartent, et un fauteuil roulant glisse vers le podium.
— Ah, d'accord, souffle Rose, désarçonnée. Je… je comprends à présent pourquoi Michèle est si… enfin, ce qui l'a inspirée.
Elle
rougit, s'emmêle les pinceaux, réalise que Mme Sfeir ne peut pas monter
la rejoindre, que c'est à elle de descendre — ce qu'elle s'empresse de
faire. Mais, dans son trouble, elle se prend les pieds dans le fil du
micro, trébuche, perd l'équilibre et… atterrit sur les genoux de la
handicapée.
Tout cela n'a duré qu'une fraction de seconde. L'assistance, d'abord médusée, part d'un immense éclat de rire.
— Je… je ne vous ai pas fait mal ? bredouille Rose, qui rentrerait bien sous terre.
— Pas du tout, s'esclaffe Mme Sfeir. C'était un honneur, au contraire.
Elle a un accent de titi parisien.
— Vous êtes française ? s'informe Rose.
— Pure souche. Je suis née dans le Faubourg Saint Denis, comme chantait je ne sais plus qui.
— On est presque compatriotes, alors ? Moi, je viens de Bruxelles.
— Enchantée : j'habitais à côté de la gare du Nord.
Elles
se sourient, subitement complices, puis Rose, rassérénée, reprend son
micro, remonte sur l'estrade et poursuit sa proclamation.
Mais sitôt celle-ci terminée, alors que la foule se masse autour du buffet, aimablement offert par le traiteur Noura, elle court retrouver sa nouvelle connaissance, restée à l'écart de la cohue avec sa fille.
— Je vous apporte une assiette de taboulé et un verre de jus de fruit ?
Cinq
minutes plus tard, elles papotent toutes trois autour d'une table.
C'est ainsi que Rose apprend que les Sfeir sont propriétaires d'un
terrain de camping.
—
Le seul du Liban, précise son interlocutrice. D'ailleurs, nous n'y
accueillons que des touristes : les libanais n'aiment pas l'inconfort de
la tente, ils préfèrent les hôtels de luxe. En revanche, les Allemands,
les Hollandais, les Belges — et même les Français ! — adorent ça. Venez
donc nous voir, à l'occasion : nous sommes au bord de la mer, à Amchit,
dans un site exceptionnel. Je suis certaine que vous apprécierez.
— Avec plaisir, dit Rose.
—
Tout y est prévu pour l'accueil des handicapés : rampes d'accès,
douches et WC à la taille d'un fauteuil roulant, vaste cuisine commune…
L'œil de Rose s'allume.
— Formidable ! Ça vous dérangerait si je fais un reportage là-dessus ?
— Pas du tout : je suis même prête à répondre à toutes vos questions, quand vous le désirerez.
* Chicklets: chewing-gums parfumés à la
cannelle, très prisés au Liban.
Rose et les petits.
Le petit blond aux vêtements sombres... c'est Grégoire.
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