Le studio-photo se trouve dans l'immeuble Starco d'où Rose, jadis, s'est fait virer manu militari par Jo Fattal.
« Pourvu que je le croise dans l'ascenseur », pense-t-elle, toute frétillante.
Revenir auréolée de gloire sur le théâtre de ses "exploits" passés la rend si euphorique qu'elle rit toute seule.
— De la dignité, mère idéale, lui souffle son mari. On arrive.
En
se mordant les lèvres, elle pénètre, flanquée de ses deux enfants, dans
le somptueux bureau d'accueil. Puis, Amir s'étant présenté à la
secrétaire, celle-ci les introduit dans le saint des saints : une vaste
pièce blanche, garnie de projecteurs en forme de parapluie, où les
attendent Georges Lahoud et le photographe.
Présentations, sourires, compliments :
— Vous avez des enfants magnifiques !
On les installe sous le faisceau lumineux, le père à droite, la mère à gauche, les gosses au milieu ; on règle les objectifs.
— Non, ça ne va pas. Rapprochez-vous les uns des autres, le bébé bien en évidence.
On re-règle.
— Plus près, les parents. Et toi, le petit, cesse de gigoter !
Ça
ne va toujours pas. Grégoire, qui a trop chaud, commence à pleurnicher,
Olivier réclame à téter. Pendant que Rose, toute confuse, donne le
sein, le photographe et Georges Lahoud discutent. Le ton monte.
Visiblement, quelque chose cloche. Amir s'en mêle, parlemente à son
tour. Puis revient lentement vers sa femme.
— Il y a un hic, dit-il.
Rose ouvre des yeux ronds.
— Lequel ?
— Ben… tu n'as pas le physique du rôle.
— Ah ? Pourquoi ?
Du regard, Amir appelle le journaliste à la rescousse.
—
Nous voulons créer un symbole dans lequel tous nos lecteurs se
reconnaîtront, explique ce dernier. Or, la femme libanaise est grande,
épanouie. Elle a les hanches larges, une chevelure abondante, des lèvres
pulpeuses. Comment voulez-vous qu'elle s'identifie à vous qui êtes tout
l'inverse ?
Rose avale sa salive.
— On ne convient pas, alors ?
— VOUS ne convenez pas. Votre mari, lui, est l'archétype du bel Oriental. Quant à vos enfants …
La voix du photographe, posant une question en arabe, l'interrompt.
— Tayeb *, répond-il.
L'instant d'après, la secrétaire est sur le plateau. Le photographe la
place entre Amir et Grégoire, prend un peu de recul, apprécie d'un
hochement la tête puis s'enquiert :
— Ce n'est pas mieux ainsi ?
— Parfait, approuve Georges Lahoud. Rose, donnez votre bébé à Wadiah, s'il vous plaît.
Rose obtempère à contrecœur.
—
Très bien. Lève-le plus haut, Wadiah. Approche-le de ta joue, oui,
comme ça. Souris. Il faut qu'on lise la tendresse sur ton visage.
N'oublie pas que tu es une mère comblée.
Maladroitement, la secrétaire — qui, de toute évidence, n'a jamais manipulé un nourrisson de sa vie — se plie aux directives.
— Eeeeh, soutenez sa nuque, s'affole Rose. Amir, aide-la !
Bon
an mal an, la pose est prise : Grégoire, trônant sur les épaules de son
père, celui-ci, le bras passé autour de la taille de son "épouse", et
tous trois unis dans une même contemplation extasiée d'Olivier.
« Pfff, ce qu'ils ont l'air tarte ! » pense Rose, amère.
Tout tarte qu'il soit, le "portrait de famille" a un succès fou. Au point que la direction de L'Hebdo du Liban, après l'avoir utilisé en couverture, le tirera en affichettes, agrémenté de ce slogan : À famille idéale, magazine idéal.
Durant un mois entier, elles orneront les panneaux publicitaires et les
vitrines des marchands de journaux. Lorsqu'elle en croisera une, Rose
détournera rageusement les yeux. Et, à son beau-frère, navré de lui
avoir, bien malgré lui, infligé ce cuisant camouflet, elle lancera comme
un défi :
— Tu diras à Omane que, moi aussi, je suis non conforme. Ça nous rapprochera peut-être.
Mais même pas.
· *Tayeb : d'accord
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