FUTUR MUSICIEN
En fin de matinée, Amir, comme chaque jour, descend à Beyrouth. Mais une heure plus tard, il est de retour.
— Impossible d'entrer en ville, c'est la faouda*, annonce-t-il. Le trafic est complètement perturbé, il y a des barrages partout, des embouteillages…
— Et ta répétition ?
—
Elle est annulée. Les milices refoulent les voitures, ordonnent aux
gens de rentrer chez eux, ferment les magasins. Paraît qu'il y aura même
le couvre-feu, ce soir.
— Sans blague ? Mais c'est VRAIMENT grave, alors ?
Jusque
là, Rose s'efforçait encore d'en douter, de miser sur une hystérie
collective — à laquelle, d'ailleurs, elle participait. Il y avait dans
sa peur une sorte d'irréalité à laquelle, d'instinct, elle se
raccrochait. Comme une comédie qu'on se joue à soi-même pour se donner
des émotions fortes.
— Plus que nous ne pouvons l'imaginer, à mon avis, opine Amir, visionnaire sans le savoir.
Laissant les enfants sous la surveillance de leur père, Rose court annoncer ces mauvaises nouvelles à Mona Aoun.
— Israël, c'est le diable qui nous mènera tous en enfer, prophétise lugubrement cette dernière.
Bien
que de tels propos heurtent ses convictions, Rose juge inopportun de la
contredire. D'une part, elle n'est pas d'humeur à polémiquer, et de
l'autre, elle manque d'arguments. D'ailleurs, ses prises de position
n'étant dictée que par les élans de son cœur— ce qui l'amène, comme nous
venons de le voir, à changer fréquemment d'opinion —, elle fait piètre
figure dans les discussions politiques, et préfère donc s'en abstenir.
— Bon, je rentre chez moi, mon mari doit être débordé, allègue-t-elle, pour couper court à toute velléité de controverse.
Sur
le seuil, des accords familiers l'accueillent. Amir a branché guitare
et ampli afin d'accompagner ses propres créations, enregistrées sur
magnéto.
— Tu t'exerces tout seul, maintenant ? s'étonne Rose.
— Bien obligé. Je suis coincé ici, alors que…
Un petit cri tremblé, montant du berceau placé tout à côté des baffles, lui coupe la parole.
— Tu as descendu Olivier ? Il était réveillé ?
— Oui… et attends, je vais te montrer quelque chose d'extraordinaire.
L'entraînant vers le bébé, Amir reprend le morceau entamé : doum, doudoum, doudoum…
— Oh ! s'écrie Rose. Il se balance au rythme de la musique.
— Et tu n'as pas vu le meilleur.
Le tempo s'accélère ; Olivier suit le mouvement.
— Ça alors, je n'en reviens pas, souffle Rose. Si petit et déjà l'oreille musicale.
— Ouais… Incroyable, hein ! Et il est parfaitement synchro.
Posant l'instrument, Amir prend tendrement son fils dans ses bras.
— Tu es doué, petite grenouille. (À Rose) Nous en ferons un jazzman.
— C'est peut-être lui qui, un jour, chantera nos chansons, rêve Rose.
Son mari éclate de rire.
—
Penses-tu ! On sera hors-jeu, nous, à ce moment-là. Complètement
dépassés. Mais comme il aura hérité de ton talent et du mien, il sera à
la fois auteur et compositeur.
— Un fils chanteur, murmure Rose. Oui, ça me plairait bien. Et Grégoire, il deviendra quoi, d'après toi ?
Au même instant, le petit garçon déboule du jardin, une Dinky toys dans chaque main.
— Papa ! Viens zouer aux 'oitures !
— Un coureur automobile, pouffe Amir.
— Ah, non ! proteste Rose. C'est bien trop dangereux.
— Alors, un vendeur de bagnoles.
Rose fait la grimace.
— Un designer, plutôt. Qui créera de nouvelles lignes de carrosseries aérodynamiques.
—
Va pour designer, concède Amir dans un sourire. Mais c'est bien pour te
faire plaisir… Tu prends la rouge et moi la jaune, bonhomme ? Allez,
chacun son tour : vroum, vrrroum !
* La faouda : le désordre, la folie
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