MENACES DE GUERRE
— Tu as lu les nouvelles ? dit Mona Aoun, en tendant le journal. Ça va de mal en pis !
Rose,
que l'actualité ne tracasse pas outre mesure — elle a suffisamment de
problèmes personnels pour ne pas, en plus, s'investir dans ceux de la
nation —, jette un coup d'œil distrait.
— Oh, moi, tu sais… Depuis que j'habite Zouk, je ne suis plus au courant de rien.
—
C'est un tort, nous vivons des moments historiques. Tous les pays
arabes se liguent contre Israël. La guerre est à nos portes.
— La guerre ? Tu exagères !
— Absolument pas. Écoute la radio, tu auras froid dans le dos.
Joignant
le geste à la parole, elle allume le petit transistor dont Rose ne se
sert jamais, pour la bonne raison qu'il ne capte pas de stations en
français. Des éructations d'une violence effarante s'en échappent.
— Tue ! Tue ! Éventre ! L'ennemi de notre peuple doit mourir ! traduit Mona Aoun.
— Hein ? souffle Rose. C'est quoi, ces horreurs ?
—
Ces horreurs, comme tu dis, sont du conditionnement. Il faut motiver
les gens, tu comprends ? Les préparer à aller se battre. Du coup, tous
les programmes sont remplacés par des chants guerriers et des appels au
meurtre, histoire de faire monter la tension.
Rose n'en revient pas.
— On croit rêver, commente-t-elle.
—
Cauchemarder, plutôt, rectifie Mona Aoun. Et, un conseil, fonce à
l'épicerie : si tu attends trop longtemps, il ne restera plus rien de
comestible.
Ces
recommandations ravivent, chez Rose, des souvenirs enfouis. Pas les
siens, en fait, ceux de Suzanne Vermeer. Que de fois celle-ci a évoqué,
devant sa fille née après l'Armistice, les difficultés de vivre pendant
l'occupation. Privations, tickets de rationnement, attentes
interminables devant les magasins d'alimentation, farine coupée au
plâtre, marché noir, etc. Pour se conclure inévitablement par ce
leitmotiv : « Vingt kilos, j'avais perdu, tu te rends compte ? J'étais
devenue squelettique. »
— Tu penses vraiment ? interroge Rose d'une voix incertaine.
—
Je ne pense pas, je suis sûre. Quand j'y suis passée, ce matin, il n'y
avait déjà quasiment plus de sucre. File, je garde tes gosses. Et ne
lésine pas sur les quantités, hein ! Simple question de prévoyance.
Rose ne se le fait pas répéter et, sur place, constate de visu
le bien-fondé de la recommandation. Une tornade semble s'être abattue
sur les rayonnages, d'ordinaire bien garnis, de la boutique. Plus un
seul paquet de pâtes ou de riz. Le niveau des barriques de haricots
secs, pois chiches et autres légumineuses a tellement baissé qu'on en
voit le fond. Quant au lait en poudre, au pain, au fromage, on n'en
détecte plus la moindre trace. À part des cornichons, des légumes en
saumure et quelques pâtisseries rances où s'agglutinent les mouches,
tout a été dévalisé.
Rose en est quitte pour ramener trois tomates blettes, des oignons, et un demi-kilo de fèves échappées au désastre.
— Téléphone à ton mari pour qu'il t'apporte des provisions de Beyrouth, la presse Mona Aoun. Gagnée par la névrose ambiante, Rose obtempère. Et se fait envoyer sur les roses.
— Si tu t'imagines que j'ai le temps, râle Amir. Débrouille-toi avec tes courses.
— Mais c'est la guerre, proteste-t-elle. On va manquer de réserves.
— C'est quoi encore, ce délire ?
— Je te jure : ici, l'épicerie est vide, archivide.
En ronchonnant, il promet de passer au souk avant de rentrer, et raccroche.
— Ah, les hommes… soupire Mona Aoun qui a suivi la conversation. On ne peut jamais compter sur eux : ce sont des karaköz *, tous autant qu'ils sont ! Heureusement que nous, les femmes, avons les pieds sur terre, sans quoi…
D'un doigt maternel, elle relève le menton de Rose et, la fixant droit dans les yeux :
—
N'aie crainte, moi, j'ai pris mes précautions. Et mon garde-manger sera
toujours à ta disposition et à celle de tes enfants. Vous ne manquerez
de rien, je m'y engage… Qu'est-ce qu'on dit à sa Nana ?
Et, d'un geste mutin, elle lui plaque un bisou sur le bout du nez.
* Karaköz : polichinelle, bouffon
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