Le 5 juin au matin, des clameurs éclatent dans le village. Rose se précipite à la fenêtre :
— Qu'est-ce qui se passe ?
Un groupe de villageoises parcourt les rues en poussant des « îhîî » suraigüs.
— Chou aïda ? * leur crie Amir.
— La guerre a éclaté, répond l'une d'entre elles en tombant à genoux, les bras au ciel. Allah nous protège !
— Allume vite la radio, lance Amir à sa femme.
La
voix du présentateur s'élève, âpre, gutturale. « C'est fou, pense Rose
en un éclair, à quel point les sonorités de la langue arabe peuvent
varier d'une bouche à l'autre. Chez Feirouz, par exemple, elles sont
limpides, cristallines. Et là, c'est du concentré de haine. »
— Qu'est-ce qu'il dit ? interroge-t-elle.
— Israël a attaqué l'Egypte. Les deux pays se pilonnentmutuellement.
Rose reçoit la nouvelle comme une gifle.
— Jaffa est touchée ?
Amir,
l'oreille contre le poste, lui fait signe de se taire. Et tandis que se
poursuivent les informations, une photo entraperçue dans le journal
assaille l'esprit de Rose. S’anime. Devient une séquence d’épouvante.
Jaffa,
ombre et lumière. Sur un seuil, une vieille femme berce un enfant. Plus
loin, un chien, allongé sur le flanc, dort au soleil, dans le parfum
des orangers.
A
l'horizon passe une silhouette, noire sur le ciel blanc. Celle d'un
homme jeune, son Leika à l'épaule. Un homme au nez chaussé de petites
lunettes rondes, à la John Lennon…
Soudain, un bruit de moteur troue l'air léger, et s'amplifie, jusqu'à
devenir assourdissant. Le jeune homme lève la tête, saisit son appareil.
Une déflagration interrompt son geste. Autour de lui, tout vole en
éclats : les arbres, les maisons, la ligne d'horizon. Un geyser de feu
déchiquette la vieille, l'enfant et le chien. Tandis que les avions
rasent le paysage dévasté, le photographe court, l'échine ployée, à la
recherche d'un abri. Trop tard : une nouvelle explosion le fauche en
chemin. De lui, ne restent plus, quand la fumée se dissipe, que des
membres éparpillés parmi les ruines. Et un Leika, propulsé dans l'espace
par le souffle mortel, qui retombe en tournoyant dans un nuage de
poussière...
—
Les petits ! articule Rose, bondissant vers Grégoire comme si les
événements qu'elle vient d'évoquer n'attendaient qu'une seconde
d’inattention pour se déclencher.
Elle le prend dans ses bras, l'embrasse fougueusement.
—
C'est effrayant, commente Amir en éteignant le poste. Je ne voudrais
pas être israélien, à l'heure qu'il est. Tous les pays arabes vont leur
mettre la pâtée.
— Pauvre gens, gémit Rose.
Amir approuve d'un hochement de tête.
— Ah, ça, ils n'ont pas une position très confortable. Mais c'est leur faute, aussi. Ils n'avaient qu'à se tenir tranquilles.
— Qui va gagner, à ton avis ?
—
Tu le demandes ? Comme c'est parti, Israël sera bientôt rayé de la
carte. Ce qui ne sera pas un mal pour les Palestiniens, remarque : eux
aussi ont été éjectés de leur pays.
—
Moi, je suis toujours du côté du plus faible, dit Rose. Jusque
maintenant, j'étais plutôt pro-palestinienne, mais si tout le monde s'en
prend aux Juifs, alors, je serai pro-juive.
— Et s'ils nous bombardent ?
Rose a un haut-le-corps.
— Il y a des risques, tu crois ?
— Possible.
Elle serre Grégoire contre elle.
— Alors, je ne serai plus pro-personne ! siffle-t-elle farouchement.
* Chou aïda ? : Qu'est-ce que c'est ?
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire
Laissez un chtit mot