LE SSIEN
— Grégoire ! appelle Amir très bas, tout en poursuivant sa lente progression. Viens ici, mon chéri. Viens voir papa.
Mais Grégoire n'en a cure. Le molosse l'intéresse bien plus que son père. Impavide, il tend l'index vers la babine écumante.
— Aaaah, geint Rose. Il va se faire mordre.
En un flash, elle a vu
la menotte dévorée, le sang jaillissant. À tort. Les intentions du
chien sont pacifiques. D'une grande langue malhabile, il lèche les
petits doigts en remuant la queue, puis, avec un couinement de chiot, se
couche aux pieds de l'enfant, le museau sur les pattes.
Comme
ce dernier— qui, décidément, a toute les audaces — s'apprête à
l'enfourcher, Amir, parvenu enfin près de lui, le saisit à bras-le-corps
et l'emporte.
Hurlements de protestation :
— Le ssien ! Ze veux le ssien !
Les cris stridents font fuir l'animal.
— Parti, chien, dit Amir en tendant le "rescapé" trépignant à sa mère.
—
On est envahis par les chiens errants, explique Arlette Sfeir, tandis
que Rose s'efforce de calmer Grégoire. La nuit, ils viennent en bande
fouiller dans nos poubelles. Et le jour, il y en a toujours deux ou
trois qui traînent autour des tentes.
— Ils ne sont pas dangereux ? interroge Amir qui décompresse.
— Non, on n'a jamais eu de réel problème. Il est même arrivé que des campeurs en adoptent.
— Et ceux qui restent, qu'est-ce que vous en faites ?
— En général, mon mari les abat. D'ailleurs, celui-ci va y avoir droit : je crois que Tony est allé chercher son fusil.
Rose avale sa salive.
— S… son fusil ? articule-t-elle.
Toute sa sympathie pour le couple Sfeir s'est envolée d'un coup. Des tueurs de chiens, fi, l'horrible engeance !
— Pourquoi vous faites ça ? Il y a sûrement d'autres solutions.
— Lesquelles ?
— Je ne sais pas, moi… la S.P.A., par exemple.
— Il n'existe pas de S.P.A. au Liban.
— On peut peut-être essayer de le placer, hein, Amir ? Tu n'as pas un copain que ça intéresserait ?
— Euh…pas à ma connaissance, mais… je peux passer un coup de fil ?
Du menton, Arlette Sfeir lui indique le bureau.
—
Quand même, insiste Rose, maîtrisant mal son agressivité, je ne
comprends pas qu'on puisse, de sang-froid, supprimer un animal
inoffensif.
—
Question de mentalité : nous, les Occidentaux, donnons volontiers dans
la sensiblerie. En Orient, le rapport à la mort est très différent :
plus détaché, plus fataliste.
— Ce n'est pas une raison. Moi, j'appelle ça de la cruauté gratuite, et je…
L'arrivée d'un nouveau chien suspend la fin de sa phrase.
— Qu'est-ce que je vous disais ? soupire Arlette Sfeir. C'est un vrai fléau.
Ce
chien-ci est une chienne. Un poil ras, blanchâtre, strié de cicatrices,
cache mal ses côtes saillantes et son ventre trop creux. Ses mamelles
pendantes témoignent d'une maternité récente. Elle a la queue et
l'oreille basse, la truffe terne, les dents jaunes.
— Pauvre bête, compatit Rose.
Déjà, Amir revient, le sourire aux lèvres.
—
Ricco se renseigne et me rappelle, claironne-t-il en regagnant sa
chaise. On a de la chance : son cousin est justement à la recherche d'un
chien de chasse.
— Il y en a un deuxième, signale Rose, le visage sombre. Faudrait un second cousin.
Au même instant, un coup de feu, suivi d'un bref glapissement, retentit dans le lointain. Un tressaillement nerveux secoue Rose.
— Oh, non, gémit-elle.
— Je l'ai eu, crie Antoine Sfeir en réapparaissant, son fusil à la main.
Il aperçoit la chienne, épaule à nouveau.
— NOOON ! beugle Rose.
D'un bond, elle s'interpose entre eux.
—
Laissez-moi m'en débarrasser, voyons, l'invective son hôte. C'est une
femelle malade qui n'en a de toute façon plus pour longtemps à vivre.
Rose lui décoche l'un de ces regards assassins qu'elle réserve d'ordinaire à ses ennemis mortels.
— Je m'en fiche, je la prends.
— Quoi ? s'étrangle Amir.
— On la refilera au cousin de Ricco, puisque l'autre est mort.
Moue effarée d'Amir.
— Ben… j'ai parlé d'un beau grand chien noir, et je ne sais pas si…
— On s'en fout, de la couleur !
Impulsivement,
elle s'accroupit. Tente de caresser la chienne qui, méfiante, s'écarte,
mais reste à la fixer de loin, l'œil implorant.
— Viens, petite, murmure Rose. N'aie pas peur, je ne te veux aucun mal.
Subjuguée
par cette voix qui, pour la première fois, lui parle avec douceur, la
chienne penche la tête de côté, l'oreille dressée, si attentive qu'elle
en tremble.
— Allez, viens, répète Rose.
La
chienne, plaquée au sol, se rapproche en rampant, la queue agitée d'un
mouvement de balancier. Rose retient son souffle. Ce qui est en train de
se passer tient du prodige. De la conquête amoureuse — en plus
complexe.
Un
climat de confiance s'instaure peu à peu. La bête, bien qu'encore sur
ses gardes, est en bonne voie d'apprivoisement. Avec mille précautions,
la main de Rose frôle son maigre pelage. La chienne creuse les reins
mais n'esquive pas.
C'est très exactement l'instant que choisit Grégoire pour lui foncer dessus.
— Ssien ! Ssien !
— Arrête ! s'écrie Rose. Tu veux qu'elle se sauve ?
Or,
étrangement, la fougue de l'enfant effarouche moins la bête que les
avances de sa mère. Elle y répond par un jappement joyeux. Trente
secondes plus tard, ils se roulent dans l'herbe.
— Si le cousin de Ricco ne la prend pas, j'en connais un qui sera content, constate Rose tout attendrie.
—
Mamma mia, s'exclame Amir, les yeux au ciel. Deux enfants, un chat, et
maintenant un chien… ! Il va bientôt falloir agrandir la maison.
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