mercredi 11 mai 2016

ROSE 12

 
                                            LA HONTE !


— Allez, viens, on s'en va, dit Rose, repoussant le chawarma à peine entamé.
Elle essuie la bouche et les mains de Grégoire à l'aide d'une serviette en papier, constate qu'il colle toujours autant, plonge la serviette dans le verre d'eau, réitère la manœuvre — ce qui ne fait qu'aggraver les choses, car sous l'effet de l'humidité, le papier se décompose.
— Bon, ça suffit comme ça, finit-elle par soupirer. on te lavera chez l'oncle Henri.
Puis elle paie et hèle un taxi-service.
Lorsque ce dernier la dépose sur les hauteurs d'Achrafieh*, elle est aussi poisseuse que son fils. De plus, le sucre mêlé à la transpiration maculent son corsage fripé, de sorte que la robe d'Omane, déjà passablement décalée à l'état neuf, ressemble à présent à une vieille serpillière.
— Ça nous fera du bien de nous rafraîchir un peu, mon pauvre bichon, constate Rose, en franchissant le perron de la "maison Vermeer".
         Elle sonne. Zénab ouvre, un sourire accueillant aux lèvres. Sourire qui s'éteint aussitôt qu'elle aperçoit sa nièce.
— Ah, c'est toi.
De l'intérieur parviennent des rires et des applaudissements. Puis une drôle de voix s'élève : « Bonzour les p'tits nenfants ! » Grégoire, intéressé, dresse l'oreille.
— Tu tombes mal, poursuit la tante, visiblement embarrassée. Ton oncle est absent, et moi, j'organise un goûter d'anniversaire pour le fils d'une amie…
— Chouette, apprécie Rose. Il y a un clown ? Grégoire va adorer.  
Elle ébauche un pas vers l'avant, mais Zénab lui barre la route.
— Je préférerais que tu ne viennes pas.
— Pourquoi ?
D'un regard éloquent, la tante jauge sa tenue.
— Je reçois des gens importants : la femme d'Abou Hallal, le ministre de la Justice, celle du juge Pharaon… Elles ne comprendraient pas.
         Bien qu'elle ait parfaitement saisi de quoi il retourne, Rose n'en laisse rien paraître. D'autant que Grégoire, attiré par les rumeurs de la fête, se trémousse dans ses bras pour qu'elle le pose à terre.
— Qu'est-ce qu'elles ne comprendraient pas ? interroge-t-elle avec une feinte candeur.
— Que ma nièce ait une allure de pauvresse, réplique sèchement Zénab.
Sous l'insulte, Rose se cabre.
— J'aime mieux ressembler à une pauvresse qu'à une petite bourgeoise coincée !
Et, en dépit des protestations de Grégoire, elle fait volte-face, drapée dans une dignité de reine offensée.
         Mais une fois dans la rue, sa colère retombe, la laissant désemparée et subitement honteuse de son apparence. C'est ma foi vrai qu'elle a une dégaine pas possible. « Tu es attifée comme l'as de pique » dirait sa mère, qui aime les formules lapidaires. Seule la beauté sculpturale d'Omane peut, sans dommage, se parer de la sorte. Sur elle, c'est somptueux ; sur Rose, navrant.
— Et Amir qui ne vient me chercher que dans deux heures, se morfond-elle. Qu'est-ce que je vais bien pouvoir faire en l'attendant ?
Elle s'éloigne cahin-caha et, par un hasard qui n'en est pas un, se retrouve devant l'impasse de Mme Izmirlian*.
— Tu sais quoi, mon poussin ? On va aller chez une très gentille dame.
         Un peu réconfortée par cette perspective, elle gagne d'un pas allègre l'immeuble aux volets verts.
Son ancienne logeuse l'accueille à bras ouverts.
— Rose, quel bonheur ! J'en connais un qui va être content.
À ces mots, Rose s'illumine.
— Habib est là ?
— Nous prenions justement le café ensemble.
L'instant d'après, encadrée par ses deux amis — sa famille arménienne — Rose ronronne. Ici, au moins, on l'aime, on la dorlote. On l'admire !
— J'adore ta tenue, assure Habib avec ferveur.
 Ah bon ? Tu ne trouves pas que j'ai l'air d'une pauvresse ?
— Quelle idée ! Tu as un côté princesse guerrière, au contraire. Jeanne d'Arc en position intéressante.
Elle rit.
— Mon mari dit "Gavroche déguisé en reine de Saba". 
        — Il a de la jugeote, cet homme-là, en plus d'être beau gosse, assure sentencieusement Habib.
— Le problème, ajoute Rose, c'est que nous sommes dégoûtants, le petit et moi. Il a mangé de la glace et m'en a fichu partout.
— Tu veux que je te prête quelque chose de propre ? propose Mme Izmirlian.
—  Ce n'est pas de refus, si ça ne vous dérange pas.
         D'un signe, la logeuse montre la salle de bains.
— Va vite prendre une douche, je t'apporte le nécessaire.

Dix minutes plus tard, toute fraîche et ayant récuré son fils de fond en comble, Rose réapparaît dans une blouse à fleurs d'une laideur extrême, qui sent bon la lavande et le savon de Marseille.
Appréciation mitigée d’Habib :
— Décidément, tout te va.
Mais sa lippe dément.
Rose s'en fiche. Dans les yeux de ce gros-là, elle se sent toujours belle. Ne lui a-t-il pas déclaré un jour : « Si je virais ma cuti, tu serais la seule femme capable de me séduire » ?

         * Achrafieh : quartier chrétien de Beyrouth
         * Mme Izmirlian : logeuse de Rose dans « Soleil Rose »



2 commentaires:

Laissez un chtit mot