dimanche 25 septembre 2016

ROSE 147


















           LES CLOUNES


Le plus dur, c'est au coucher. Tout lui remonte : ses difficultés financières, l'état d'abandon dans lequel elle se trouve, et surtout, surtout, un criant sentiment d'injustice.
« Ce veinard, d'Amir, rumine-t-elle — omettant à dessein d'évoquer le mal qui le ronge. Quand je pense qu'en ce moment même, il est à Zouk, près de Rachad, d'Omane, de Julie, pendant que moi, je reste dans ce pays où je ne voulais pas venir, avec tous les problèmes à gérer… C'est un comble ! »
Faible lueur d'espoir dans son lisier mental :
« Enfin, ça va peut-être lui donner l'envie de s'y réinstaller, qui sait ? »
Elle se berce trente secondes d'illusions ; trente seconde, seulement. Puis sa rancœur reprend le dessus.
« Pfff, faut pas rêver, têtu comme il est ! »
À force, le sommeil la fuit, évidemment. Aussi, le troisième jour:
— Vous savez quoi, les mômes ? La nuit prochaine, vous dormirez avec maman.
Voilà qui est nettement mieux.  Bercée par les souffles enfantins, Rose retrouve la paix. Même si Olivier ronfle et si Grégoire prend toute la place.



                                                             *
         Et vient le soir tant attendu.
         Il y a bien des années que Rose n'a pas mis les pieds dans un théâtre. Celui-ci, contrairement à ce qu'elle imaginait, n'est pas une salle à l'italienne pleine de dorures et de balconnets sculptés. C'est un espace moderne, rationnel, sans fioritures inutiles — qui, à ses yeux, ne mérite certainement pas de porter un nom de poète (et encore moins de nounours).
         Lili leur a retenu deux places au premier rang (Olivier se contentera des genoux maternels).
 Il y a beaucoup de monde, remarque Rose en s'asseyant.
Ah, ça ! Tous mes élèves ont emmené leurs parents.
C'est la vérité vraie.
— Vincent ! crie Grégoire, en gigotant comme un beau diable sur son siège. Zean-Pierre ! Sandrine ! Ze peux aller à côté d'eux, maman ?
— Oui, mais tu reviens tout de suite après. Sinon, ta maîtresse ne sera pas contente.
Faux : la maîtresse a d'autres chats à fouetter. Dans la demi-heure qui suit, l'attirance instinctive qu'elle éprouvait pour Rose se confirme au-delà de ses espérances, de sorte que le lever de rideau les surprend en pleines confidences.
Flûte, où est Grégoire ?  s'affole Rose.
— Juste derrière nous, ne vous inquiétez pas. Avec son copain Frédéric.
Rose se retourne : les deux gamins, assis sur le même siège et le visage identiquement levé vers la scène, arborent une même mimique d'extase.
Soyez sages, hein ! souffle-t-elle, attendrie.

Durant les soixante-dix minutes que dure le numéro, elle est scotchée. Les trois personnages qui s'agitent sur les planches la fascinent littéralement. Devant leurs dégaines hilarantes, elle a dix ans.
Outre l'auguste aux pieds démesurés et le clown blanc classique, un curieux zozo pirouette dans le décor. Une sorte d'échalas chevelu, moustachu, portant un gilet noir sur une chemise "grand-père" et affublé — là réside son originalité — d'une sorte de siamois dont le buste en chiffon semble lui sortir du ventre. L'effet est spectaculaire, à la fois inquiétant et irrésistible.
— C'est Lucas, mon mari, a chuchoté Lili dès son apparition.
Chose surprenante : Pfouf —ainsi se nomme le "siamois" que Lucas, également ventriloque, anime et fait parler — acquiert, au fil des sketches, une telle réalité qu'il en éclipserait presque ses autres partenaires. De sorte qu'à l'entracte :
Ils sont géniaux, tous les quatre, dit Rose, sincère.
Sensible au compliment — pourtant involontaire —, Lili éclate de rire :
—Dites tout de suite que je suis bigame !
Oups, pardon,  pouffe Rose.
Pour votre punition, tu me tutoieras.

Après le spectacle :
Tu viens passer un bout de soirée chez nous, demain ? propose Lili.
Mais… c'est Noël, dit Rose.
            — Justement ! Tu es seule avec tes gosses, à ce que j'ai cru comprendre ?
Euh… oui.
Alors, on réveillonne tous ensemble, d’accord ?
Une amitié vient de naître, à laquelle Rose, désormais, va se raccrocher de toutes ses forces.



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