NOUVELLES DÉCONVENUES
Dans la foulée, Rose décide de terminer son bouquin. Après tout,
écrire, c'est ce qu'elle fait le mieux. Pourquoi chercher midi à
quatorze heures ? S'obstiner à mendier une petite place dans la presse
ou le showbiz ? Elle n'a qu'à devenir romancière et basta.
Cette décision a un double avantage : celui de la soulager tout en lui
donnant bonne conscience. Fini d'envoyer des courriers à droite et à
gauche, de solliciter des entrevues, de se faire jeter au téléphone :
elle n'a qu'à s'astreindre à ses cinq heures de frappe quotidiennes,
point. Ensuite, elle éditera son livre et touchera des droits d'auteur.
D’autant que maintenant, plus rien ne l'empêche d'y consacrer ses
journées entières : en l'absence de Grégoire et d'Amir, l'appartement
est une bulle de silence.
Les portes de l'enfer avance donc à la vitesse grand V.
— Alors ? s'enquiert Mme Irène quand, sur le coup des onze heures, sa cliente débarque Aux Bons Amis pour un p'tit break.
Tout
en lui racontant le chapitre en cours, celle-ci boit un café —
généralement gratuit — tandis que Béchir pouponne Olivier. Puis elle
regagne dare-dare sa machine à écrire.
À
quatre heures, elle l'abandonne pour aller chercher Grégoire, fait un
brin de causette avec Lili, l'institutrice, un crochet par la
bibliothèque, un autre par le parc, et jusqu'au soir se consacre à sa
marmaille.
Ainsi s'écoulent les journées. Presque heureuses.
Amir,
en revanche, dépérit. Les traits tirés, le visage amaigri, le teint
cireux, il se traîne comme une âme en peine. Il a presque perdu le mode
d'emploi du rire — en présence de sa femme, du moins, car, d'après
Ricco, durant leurs virées du samedi soir, il tient la forme.
Faut
dire, ils s'en donnent à cœur joie : café-théâtre, cinoche,
restaurants, boîtes de nuit ; ils goûtent sans modération aux plaisirs
de Paris by nigth. Ricco est avide de découvertes, et comme c'est lui qui raque…
—
Amir a intérêt à en profiter, tente de se convaincre Rose, en réfrénant
une pointe de jalousie. Ce ne sont pas ses revenus qui peuvent lui
offrir ça.
Elle
aimerait, elle aussi, jouir de cette bonne fortune. Manque de bol, il y
a les gosses. Et puis, Ricco n'a peut-être pas envie de doubler les
frais.
Une
seule fois, il l'a invitée. Applaudir, au café d'Edgar, un débutant du
nom de Michel Colucci. Elle a bien ri (tout en le trouvant quand même un
peu vulgaire) mais a refusé d'aller dîner après : c'était Mme Irène qui
gardait les enfants, et elle ne voulait pas abuser de sa serviabilité.
La soirée a donc été écourtée — et ne s'est pas renouvelée.
Depuis,
il n'est pas rare qu'Amir reste dormir chez son copain, prudence
oblige. Mieux vaut ne pas conduire après un repas bien arrosé, et le
dernier métro est à deux heures du mat'.
Ces
nuits-là, nuits de solitude, Rose met les bouchées doubles. Au lieu de
se coucher dans le grand lit froid, elle s'installe à sa machine et
écrit avec frénésie. L'aube la trouve souvent endormie au milieu de sa
paperasse, sous le faisceau clair de la lampe.
Dans ces conditions, elle boucle ses trois cents pages en moins de deux mois.
—
Ce livre, c'est mon troisième enfant, déclare-t-elle à son mari, en
brandissant la pile de feuillets noircis. Tu veux le lire ?
Il esquive :
— Euh, moi, tu sais, la science-fiction…
Elle
n'insiste pas — chacun ses goûts — mais en conçoit une légère
déconvenue qu'elle évite de montrer, par fierté. Puis elle photocopie
son œuvre et l'envoie chez un éditeur.
Qui ne lui répond pas.
Quinze
jours plus tard, elle téléphone. On lui explique que le délai est de
trois mois, minimum, et qu'en cas de refus, son manuscrit ne lui sera
pas retourné.
— C'est dégueulasse, proteste-t-elle. Ça coûte cher, les photocopies.
— Les timbres aussi, madame.
Par
la suite, elle essaiera successivement huit maisons d'édition, parmi
les plus connues. Récoltera deux réponses : « Votre manuscrit, bien que
présentant de grandes qualités littéraires, n'entre pas dans le cadre de
nos collections » et «Nous sommes au regret de ne pas pouvoir publier
votre livre qui ne s'inscrit pas dans notre ligne éditoriale ». Pour le
reste, silence radio.
En conséquence, Les portes de l'enfer finira au fond d'un tiroir d'où il ne sera plus jamais extirpé.
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