MOI AUSSI, J’AI FAIT LA RÉVOLUTION
Devant
la mairie, la manif bat son plein. Les participants, de plus en plus
nombreux, débordent jusque dans les rues voisines. Le parc, si calme
tout à l'heure, est maintenant envahi par une foule de jeunes gens
braillards, chevelus, dépenaillés, dont beaucoup ont le visage protégé
par un foulard. Ils s'interpellent, grimpent dans les arbres, piétinent
les pelouses ou pire.
D'ordinaire,
Rose désapprouverait ces exactions, c'est sûr. Elle est plutôt
respectueuse des lois, dans l'ensemble. Mais les slogans — Faites l'amour pas la guerre, Dans concession il y a con, L'imagination au pouvoir, ou encore Sous les pavés, la plage
— qu'arborent les fauteurs de troubles sur leurs écriteaux et leurs
T-shirts, lui vont droit au cœur. Ils correspondent tellement à ce
qu'elle ressent depuis qu'Etienne lui a ouvert les yeux !
«
Ce n'est pas vrai que cette révolution ne regarde que les Français, se
dit-elle, sentant monter en elle l'exaltation de la lutte. Amir a tort,
nous sommes tous concernés. La guerre du Vietnam, le racisme, les
injustices sociales, le problème palestinien sont l'affaire de chacun ;
c'est la mentalité du monde entier qu'il faut changer. »
Et, lorsque la police, mandée d'urgence, encercle le quartier :
— C.R.S.S.S. ! hurle-t-elle, plus fort que les autres.
Cette
altercation sous les lampions, jamais elle ne l'oubliera. Toutes les
forces vives qui sommeillaient en elle s'éveillent subitement. Elle se
sent combattante, égérie, pasionaria. Aussi, lorsque la foule entonne à
pleine voix l'hymne séditieux de la chanteuse Dominique Grange : À bas l'état policier,
reprend-elle le refrain. (Cependant, la vérité m'oblige à reconnaître
que, quand les matraques entrent en danse sur les "meneurs" des premiers
rangs, elle reste prudemment à l'arrière — révoltée mais pas
téméraire.)
Pneus
brûlés… Échanges de projectiles divers… Mobilier urbain saccagé…
Vitrines pétées… Tout y passe. Rose ne va pas jusqu'à perpétrer d'actes
de vandalisme, non, mais elle les approuve. Les applaudit. Et les
comptabilise soigneusement dans sa mémoire afin de pouvoir, plus tard,
dire à ses petits-enfants : « Moi aussi, j'ai fait la révolution. »
Elle
ne regagne la rue de la Goutte d'or qu'à l'aube, transfigurée par
l'expérience. Expérience qu'elle n'aura de cesse d'évoquer, sa vie
durant. Cela lui vaudra, quelque vingt ans plus tard, le qualificatif de
"vieille soixante-huitarde", qu'elle revendiquera avec fierté — bien
qu'en toute honnêteté, elle ne le mérite pas.
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