lundi 12 septembre 2016

ROSE 134























      MOI AUSSI, J’AI FAIT LA RÉVOLUTION   

Devant la mairie, la manif bat son plein. Les participants, de plus en plus nombreux, débordent jusque dans les rues voisines. Le parc, si calme tout à l'heure, est maintenant envahi par une foule de jeunes gens braillards, chevelus, dépenaillés, dont beaucoup ont le visage protégé par un foulard. Ils s'interpellent, grimpent dans les arbres, piétinent les pelouses ou pire.
D'ordinaire, Rose désapprouverait ces exactions, c'est sûr. Elle est plutôt respectueuse des lois, dans l'ensemble. Mais les slogans — Faites l'amour pas la guerre, Dans concession il y a con, L'imagination au pouvoir, ou encore Sous les pavés, la plage — qu'arborent les fauteurs de troubles sur leurs écriteaux et leurs T-shirts, lui vont droit au cœur. Ils correspondent tellement à ce qu'elle ressent depuis qu'Etienne lui a ouvert les yeux !
« Ce n'est pas vrai que cette révolution ne regarde que les Français, se dit-elle, sentant monter en elle l'exaltation de la lutte. Amir a tort, nous sommes tous concernés. La guerre du Vietnam, le racisme, les injustices sociales, le problème palestinien sont l'affaire de chacun ; c'est la mentalité du monde entier qu'il faut changer. »
Et, lorsque la police, mandée d'urgence, encercle le quartier :
C.R.S.S.S. ! hurle-t-elle, plus fort que les autres.
Cette altercation sous les lampions, jamais elle ne l'oubliera. Toutes les forces vives qui sommeillaient en elle s'éveillent subitement. Elle se sent combattante, égérie, pasionaria. Aussi, lorsque la foule entonne à pleine voix l'hymne séditieux de la chanteuse Dominique Grange : À bas l'état policier, reprend-elle le refrain. (Cependant, la vérité m'oblige à  reconnaître que, quand les matraques entrent en danse sur les "meneurs" des premiers rangs, elle reste prudemment à l'arrière — révoltée mais pas téméraire.)
Pneus brûlés… Échanges de projectiles divers… Mobilier urbain saccagé… Vitrines pétées… Tout y passe. Rose ne va pas jusqu'à perpétrer d'actes de vandalisme, non, mais elle les approuve. Les applaudit. Et les comptabilise soigneusement dans sa mémoire afin de pouvoir, plus tard, dire à ses petits-enfants : « Moi aussi, j'ai fait la révolution. » 
Elle ne regagne la rue de la Goutte d'or qu'à l'aube, transfigurée par l'expérience. Expérience qu'elle n'aura de cesse d'évoquer, sa vie durant. Cela lui vaudra, quelque vingt ans plus tard, le qualificatif de "vieille soixante-huitarde", qu'elle revendiquera avec fierté — bien qu'en toute honnêteté, elle ne le mérite pas.


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