samedi 3 septembre 2016

ROSE 125

         MATIN DE PRINTEMPS

         Au chant du coq, selon son habitude, Rose ouvre les yeux. Puis elle se tourne vers l'oreiller voisin, et sourit à l'homme endormi à ses côtés.
         Cette nuit, ils se sont aimés sous les multiples yeux des images pieuses, et en y repensant, elle éprouve une légère gêne. Non, pas vraiment une gêne, mais un sentiment d'incongruité. De décalage. Comme si, sans transition, elle était passée de son sommeil d'enfant à ses étreintes d'adulte ; qu'une fée, d'un coup de baguette magique, ait concrétisé ses rêves de fillette en plaçant dans son lit ce prince oriental.
Passé et présent se superposent, en fait. Et cette chambre naïve est leur point de jonction…
« Décidément, mon bouquin me travaille, ironise-t-elle, en sautant joyeusement sur ses pieds. Je suis obsédée par les paradoxes temporels. »
Le soleil est au rendez-vous. En dépit de l'heure matinale, il fait déjà chaud. Les roses thé, qui couvrent la façade côté grand-route, embaument. Petit-déjeuner dans un parfum pareil, quel privilège— surtout pour Amir, débarqué la veille d'une ville sinistrée !
« Ça va le changer de l'odeur des bombes lacrymogènes », pense Rose, en respirant à pleins poumons. 
Vite, elle rassemble les fauteuils d'osier disséminés dans le jardin, y adjoint la table roulante sur laquelle elle dispose pain, beurre et confiture, prépare le café. Puis, comme le reste de la maisonnée dort toujours, elle s'installe.
Tout en buvant à petites lampées, elle laisse son regard errer sur le paysage, d'un vert intense en cette fin de printemps. La pelouse, si scrupuleusement entretenue par l'oncle Paul, puis par son fils Guillaume, et qui, aujourd'hui, retourne à l'état sauvage… Les parterres foisonnants — un peu trop : quelques coups de sécateur ne leur feraient pas de mal… À droite, la "petite forêt", minuscule carré de nature brute où, avec Etienne, ils jouaient naguère à Robin des bois…
« J'avais une de ces touches, en lady Marianne, dans la vieille robe du soir de tante Ida ! Et lui, sous son béret garni d'une plume de poule, l'arc en bandoulière... Il les réussissait bien, ses arcs, n'empêche. Ils visaient juste ! Je n'oublierai jamais la fois où il avait pris mon ours Jopi pour cible : j'ai failli l'étrangler de colère. »
Tiens ? Quand on parle du loup…
Etineeeenne ! Houhou !
Le jeune homme, qui ouvrait la portière de sa voiture, lève la tête.
— Oh, Rose ! Déjà levée ?
Oui…où tu vas ?
Sur la batte*
Je t'offre un café avant ?
Ce n'est pas de refus.
Lorsque Amir descend, une demi-heure plus tard, il les trouve en train de rire devant leurs tartines beurrées. Et fait la gueule.

                           * La batte : le marché aux puces de Liège



                                                     *

         Les enfants, en revanche, rayonnent, et accaparent éhontément leur père. Grégoire l'entraîne dans le jardin (lui aussi a élu "la petite forêt" comme territoire de jeu), afin qu'il l'aide à grimper dans les arbres, Olivier hurle en se cramponnant à lui sitôt qu'il fait mine de le poser à terre. Du coup, Rose et sa tante se retrouvent en aparté.
         Cette dernière en profite pour chanter les louanges de son nouveau neveu.
— Non seulement il est joli garçon — ce qui ne gâte rien — mais aimable, en plus ! Et intelligent ! Le peu que nous avons discuté ensemble, sa vivacité d'esprit m'a frappée.
Elle en rajoute, c'est évident. « Est-ce par simple gentillesse, s'interroge Rose en son for intérieur, ou par condescendance ? Pour compenser un racisme latent ? On dirait que ça l'étonne qu'Amir soit "intelligent". À quoi s'attendait-elle ? À ce qu'il s'exprime par onomatopées ? »
— Il y a des intellectuels, au Liban, tu sais, ne peut-elle s'empêcher de lancer.
Sa tante lui décoche un regard perçant : 
— Je voulais juste te convaincre que tu possèdes un trésor, ma chérie. Et que ce trésor, rien ne doit le mettre en péril… Tu saisis à quoi — ou plutôt à qui — je fais allusion ?
Ça, pour saisir, Rose saisit parfaitement.
Que vas-tu t'imaginer ? se rebiffe-t-elle.
Moi, rien, mais lui…
Du menton, elle désigne le jeune homme aux prises avec ses fils.
— Ça te va bien, tiens, de me donner des leçons de morale, ricane Rose. Je te signale que c'est toi qui m'as expédiée chez les Lambermont, le jour de mon arrivée. 
Et l'autre, désarmante :
Oui, mais… je ne connaissais pas encore ton mari.


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