mardi 13 septembre 2016

ROSE 135
























ALLELUIA

         Au réveil, le premier soin de Rose est d'écrire une chanson. Drôle de réaction, me direz-vous. Pas tellement, si on y réfléchit : de tout temps et sous toutes les latitudes, la parole des poètes a galvanisé la révolte des peuples. Combien d'entre eux, d'ailleurs, l'ont payé de leur vie ! Federico Garcia Llorca, Antonio Machado, Robert Desnos, Pablo Neruda, pour ne citer qu'eux …
         Rose, dont quelques heures de sommeil n'ont pas éteint l'exaltation, s'attelle donc fougueusement à la tâche. Portée par une inspiration qui la dépasse, elle se surpasse. Et voici ce que ça donne :

         Des luttes sans merci, de jeunes ventres ouverts
         Qui réclament la paix de toutes leurs entrailles
Des garçons de vingt ans aux peaux couleur de paille
Comme paille brûlant, jaunes torches de chair

Dans les grands champs de riz aux horizons si calmes
Tous ces adolescents moissonnés au napalm
Ça vaut pas l'coup, ma mère,
Ça vaut pas l'coup.

L'apparition de Suzanne Vermeer dans le poème peut sembler incongrue — et, de fait, elle l'est. Rose en est la première étonnée.
« C'est une licence poétique », tente-t-elle de se convaincre.   Admettons.
Quatre autres strophes, tout aussi dénonciatrices, s'y adjoignent, dont nous ne retranscrirons que la dernière :

Des étudiants, au cœur des vieilles sociétés
Qui réfutent enfin les erreurs de leurs pères
Et, maculant les murs de Paris en colère,
Leurs crachats de fureur, leurs cris de liberté

Ces fous et beaux combats que l'on livre à vingt ans
Et que, l'âge venu, l'on désapprouve tant,
Ça, ça vaut l'coup, ma mère,
Ça, ça vaut l'coup.

Elle se relit, corrige un vers, modifie une phase, et se dit — en toute humilité — : « J'ai pondu un chef-d'œuvre. » Aussi, quand, en fin d'après-midi, son mari l'appelle, lui annonce-t-elle fièrement :
— Je viens d'écrire une nouvelle chanson, ma meilleure. Et complètement dans l'air du temps. Gaby va a-do-rer !
Ça m'étonnerait, répond Amir.
Pourquoi ?
Parce que je quitte le groupe.
Rose, partagée entre l'effarement et une joie sournoise :
Tu es sérieux ?
J'ai l'air de plaisanter ?
Tu reviens, alors ?
— Oui, je prends le train dans une demi-heure. J'arriverai à… attends que je vérifie sur mon billet… 23 h 42, à la gare du Nord.
Ô joie sans mélange : la nuit prochaine, ils dormiront ensemble.

Durant les heures qui la séparent de ce grand bonheur, Rose flotte sur un petit nuage. Elle ne réalise pas encore qu'Amir n'a plus de boulot, non. Ni que leurs économies, déjà bien entamées par le voyage, ont été englouties dans la caution de l'appartement. Et quand bien même elle en prendrait conscience, elle s'en ficherait. Une seule chose compte, ce soir : son homme est de retour. La parenthèse de solitude se referme avec quinze jours d'avance, alléluia.
Dès vingt-trois heures, elle commence à tourner en rond.
« Mais que fait-il, sapristi ? Il devrait déjà être là. »
Elle consulte sa montre toutes les trente secondes, multipliant les va-et-vient entre la rue et son appartement.
« Qu'est-ce qu'il fiche ? Mais qu'est-ce qu'il fiche donc ?! »
Elle s'est pomponnée, pour la circonstance : allant même —démarche rarissime  — jusqu'à se maquiller. Oh, pas beaucoup, juste les yeux qu'elle a soulignés d'un trait d'eye-liner, histoire d'en accentuer le bleu qu'Amir aime tant. Et elle a préparé un petit souper fin.
Vingt-trois heures trente, toujours personne.
Minuit, itou.
« Ce n'est pas possible, il devrait déjà être là. »
L'énervement fait couler son rimmel. Elle transpire. De larges auréoles tâchent les manches de sa robe au niveau des aisselles. Pas très glamour, tout ça !
« Si j'allais prendre une douche ? »
Tandis qu'elle marine sous l'eau tiède, la porte de la salle de bains s'ouvre.
Tu es là, chérie ?
Elle jaillit de la baignoire, trempée, les cheveux dégoulinants, le maquillage en déroute.
Oh, mon chéri, je ne t'attendais pas si tôt. Je ne suis pas prête.  
Qu'importe : il la serre à l'étouffer. Le petit souper attendra.


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