Bleum
! ça leur tombe dessus sans crier gare, à la mi-décembre. Un matin,
Amir ne parvient pas à se lever. Il est livide, claque des dents,
transpire abondamment et se plaint de vertiges.
— Toi, tu a attrapé une bonne grippe, en déduit Rose. Je vais te préparer une tisane et appeler le toubib.
Par chance, il y en a un à l'étage au-dessus.
Après
avoir longuement examiné le patient, lui avoir posé de nombreuses
questions, prescrit des fortifiants et ordonné un repos complet, le
médecin prend Rose à part.
—
Je crains que votre mari ne commence une dépression nerveuse, lui
annonce-t-il. Ce genre de maladie dépasse mes compétences. Voici
l'adresse d'un de mes confrères, spécialiste en neurologie.
— Mais… on n'a pas d'argent, se récrie Rose, consternée.
— Il est conventionné, la rassure le médecin.
— On n'a pas la sécu non plus : on est étrangers.
— Dans ce cas, soupire le médecin.
Il rajoute un médicament sur l'ordonnance, en précisant :
— Donnez-lui ces cachets, ce sont des anxiolytiques.
— Quand pourra-t-il recommencer à travailler ? s'informe Rose.
— Oh, pas avant, disons… trois ou quatre mois, en étant optimiste.
Rose avale sa salive, ce qui produit un chuintement humide dans le silence suivant le verdict.
— Bon, souffle-t-elle.
— Si les symptômes persistent, nous augmenterons des doses. L'idéal aurait été de l'hospitaliser, mais dans votre situation…
Sitôt le médecin parti, Rose téléphone à Ricco pour lui faire part de la catastrophe, puis retourne auprès d'Amir.
—
Détends-toi, mon amour, et surtout ne te tracasse pas : je m'occupe de
tout. Je vais te dorloter, tu vas être comme un coq en pâte.
Une heure plus tard, Ricco est là. Rose en profite pour courir Aux bons amis.
—
Il faut absolument que je trouve du travail, dit-elle à Mme Irène.
N'importe quoi, caissière, serveuse, femme de ménage. Vous ne savez pas
où je pourrais m'adresser ?
À priori, non.
—
Sans carte de séjour, pas de permis de travail, résume la troquetière.
L'employeur qui vous embaucherait serait dans l'illégalité… Et vous ne
pouvez quand même pas faire la manche, comme votre mari.
Rose se mord les lèvres.
— Ben… si c'est la seule solution…
Mais, en toute honnêteté, cette perspective la terrifie.
—
Pas question, voyons, tranche Mme Irène. Ce n'est pas la place d'une
fille comme vous. Je vais me renseigner, des fois qu'ils auraient des
petits boulot de secrétariat, au Parti. Vous tapez à la machine,
n'est-ce pas ? Et vous avez une bonne orthographe ?
De ce côté-là, aucun problème.
— Je vous tiendrai au courant. En attendant, bon courage, ma petite !
Rose repart, légèrement rassérénée. Et trouve les deux hommes assis dans la cuisine.
— Amir, tu t'es levé ?
— Oui, ça va un peu mieux.
Il se tourne vers Ricco.
— Dis-lui, toi.
— On a pensé à quelque chose … Mais il faut que tu sois d'accord, évidemment.
— Quoi ? interroge Rose qui flaire le guet-apens.
— Je rentre à Beyrouth pour les fêtes et… j'emmènerais bien ton mari.
Rose, suffoquée :
— Et… et moi ?
—
Ricco m'offre déjà l'aller-retour, intervient Amir. Toi plus les
petits, ça ferait un peu beaucoup, comme dépense, tu ne trouves pas ?
—
Je suis sûr que ce changement d'air le remettra d’aplomb, reprend
Ricco, d'un ton enjoué qui cache mal sa gêne. Renouer avec sa famille,
ses amis, retrouver ses racines…
Qu'opposer
à un tel argument ? Que c'est Amir qui a voulu venir en France, pas
elle ? Que, d'eux deux, c'est elle qui regrette le plus le Liban ?
Certes, mais c'est lui le dépressif.
— On va passer un drôle de Noël, avec les gosses, murmure-t-elle, déjà à demi-consentante.
— Si c'est pour son bien…
— Tu en es sûr ?
—
Sûr et certain. Des immigrés, je ne fréquente que ça. Tu n'imagines pas
le nombre d'entre eux qui craquent. Le fait d'être loin de chez soi,
confronté à une autre culture, d'autres habitudes, et en butte à
l'hostilité latente des autochtones, ça vous flingue un bonhomme en
moins de deux.
— Pourtant, moi, quand j'étais au Liban…
—
Tu ne vas pas comparer. Nous avons le sens de l'hospitalité, en Orient.
Les Français y sont accueillis à bras ouverts. Mais la réciproque,
n'est pas vraie, surtout vu l'activité d'Amir ces derniers temps : un
Arabe, on s'en méfie déjà d'office, alors, un Arabe fauché !
Il s'emporte, s'enflamme :
— Ton mari en a pris plein la tronche, ces derniers mois, tu n'as pas l'air de t'en rendre compte.
Rose, effarée :
—
C'est vrai, Amir ? Pourquoi tu ne t'es jamais plaint ? Si j'avais su
que tu dérouillais à ce point, je ne t'aurais pas laissé chanter dans le
métro.
— Et on aurait bouffé avec quoi, habibté ?
— Je me serais débrouillée. Maintenant que tu es malade, on est bien avancés.
— Justement, triomphe Ricco. Donne-lui toutes les chances de s'en sortir au lieu de ne penser qu'à toi.
Ça, c'est le coup de grâce.
— Bon, capitule Rose, en proie à une culpabilité monstre. Si le toubib accepte, moi aussi.
Ce dernier, consulté, approuve avec vigueur. De sorte qu'une semaine plus tard :
— Fais attention à toi, hein, recommande Rose, tandis qu'Amir charge sa valise dans le coffre de Ricco.
— Ne t'inquiète pas, chérie, ce ne sera pas long : je ne resterai parti qu'une dizaine de jours.
— Tu vas nous manquer, tu sais.
Un coup de klaxon coupe court aux adieux :
— Abrège, Amir, on va finir par louper l'avion. Désolé, Rose, mais faut qu'on y aille.
Un
dernier baiser, une portière qui claque. Un grondement de moteur… Rose
regarde s'éloigner la voiture à travers un trouble écran de larmes.
— Alors, ça y est, vous voilà célibataire ? lance une voix gouailleuse derrière elle.
Du pas de sa porte, Mme Irène a assisté à la scène.
— Venez donc prendre un café, ça vous réconfortera.
Roses, dolente, se laisse entraîner.
— J'ai peut-être un p'tit job pour vous, poursuit la troquetière, en actionnant le percolateur.
— Ah ?
— Dino, un camarade historien, cherche quelqu'un pour taper et corriger ses manuscrits.
— Formidable ! s'écrie Rose.
Et, instantanément, elle retrouve son tonus.
*
Dino
Fumetti est un homme charmant. Barbiche grise, lunettes, accent
chantant, il s'exprime, comme tout Italien qui se respecte, avec les
mains. Son appartement, situé au 25 rue de Stalingrad (!), déborde de
livres. Rose s'y sent aussitôt à l'aise.
Elle
en repart nantie d'un énorme cahier couverts de pattes de mouches, et
d'un joli billet de cinq cents francs tout neuf — avance sur un travail
payé huit francs le feuillet.
Aussitôt rentrée, elle se met à l'ouvrage.
Ce
n'est, contrairement à ce qu'elle pensait, pas une activité de tout
repos. Car, outre le fait que le texte, d'une érudition qui la dépasse,
est truffé d'erreurs de syntaxe, elle a beaucoup de mal à le déchiffrer.
Elle s'y astreint néanmoins, avec l'énergie du désespoir. Mais au bout
de trois heures d'un travail acharné, elle n'a tapé qu'un feuillet et
demi, c'est-à-dire moitié moins que lorsqu'elle écrit ses propres
romans.
Qu'importe, elle a un boulot, c'est l'essentiel. Malgré la maladie d'Amir et son absence, l'avenir s'éclaire.
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