GROSSE COLÈRE
— Nos visas expirent dans quelques jours, dit Amir. Il faut faire une demande de carte de séjour.
— Mouais, soupire Rose.
Cette carte, c'est un pas de plus vers l'implantation. Jusque là, ils étaient touristes. Maintenant, ils vont devenir immigrés.
Mais on ne lutte pas contre l'inexorable. En route, donc, pour la Préfecture.
L'immense
bâtisse de l'île de la Cité impressionne Rose par sa majesté. Même si
quelques affiches à moitié déchirées en maculent la façade, sur
lesquelles on peut lire l'irrespectueux Interdit d'interdire des étudiants de la Sorbonne.
Dans le hall d'entrée, un panneau fléché indique : Permis étrangers.
— C'est par là, dit Amir.
L'endroit
où ils aboutissent est plein à craquer d'une foule hétéroclite : Noirs,
Asiatiques, femmes en djellabas, hommes coiffés de tarbouches… Debout,
je précise, les quelques sièges disponibles étant insuffisants pour
accueillir tout le monde.
Au
fond de la salle, des guichets, eux aussi nettement insuffisants. En
bruit de fond, une sourde rumeur où l'on peut distinguer une infinité de
langues.
— Quelle affluence ! recule Rose, effarouchée. On va devoir attendre des heures.
—
Eh bien, on attendra, dit Amir. Maintenant qu'on est là, on ne va pas
faire demi-tour, tout de même. Tu veux que je porte le petit ?
— Ça, ce n'est pas de refus. Va chez papa, poussin.
Olivier
change de bras sans manifester la moindre réticence. Contrairement à
son frère, il n'est pas contrariant. C'est une nature paisible,
contemplative. Et si discrète qu'on en arrive à oublier sa présence.
Les heures passent, la salle ne désemplit pas, au contraire. Le brouhaha va crescendo, l'atmosphère devient suffocante.
—
J'ai la migraine, grogne Rose. Tu te rends compte, Amir, les vieilles
personnes ? Regarde, la pauvre grosse, là-bas : elle ne tient plus sur
ses jambes. Et le petit papy… Ça va, monsieur ?
Le vieillard, très pâle, hoche la tête sans répondre.
— L'administration pourrait faire un effort, tout de même. Recevoir les gens d'une manière décente. On n'est pas du bétail !
— Râle pas, dit Amir, tu perds ton temps.
—
Ça, pour le perdre, je le perds, effectivement : deux heures qu'on est
là, à la montre. On s'est pointé à dix heures moins le quart, et il est
presque midi.
Tout
juste : une sonnerie retentit, qui crée un mouvement de panique dans la
cohue. Dominant le vacarme, une voix revêche annonce :
— C'est fermé. Revenez à quatorze heures !
Un concert de protestations s'élève, auquel Rose se joint haut et fort :
— On a attendu pour rien ?!
— Ne t'énerve pas, lui souffle son mari, je vais essayer d'arranger les choses.
Il joue des coudes et, à contre-courant, s'insinue jusqu'au guichet. — Excusez-moi, madame, mais nous avons un jeune enfant qui…
L'employée — une blonde dans les trente-trente-cinq ans — le foudroie du regard.
— On t'a dit que c'était fermé, glapit-elle. Fer-mé ! Tu comprends le français ?
Rose, qui a entendu la fin de la phrase, lui fond dessus, toutes griffes dehors.
— Non mais dites donc, vous ! Qu'est-ce qui vous prend de parler à mon mari sur ce ton ? Est-ce que je vous tutoie, moi ?
L'autre, désarçonnée, ouvre la bouche pour répondre, mais Rose ne lui en laisse pas le loisir :
—
Un peu de respect, ça vous arracherait la langue ? poursuit-elle, sans
reprendre son souffle. Ce n'est pas suffisant de recevoir les gens dans
des conditions indignes, il faut, en plus, que vous les traitiez comme
des demeurés ?
Ça,
c'est la grosse colère. Celle qui ne se manifeste qu'en de rares
occasions et fait trembler Rose de la tête aux pieds. Amir en connaît
les effets ravageurs, pour y avoir assisté une fois ou deux — en
particulier lors du départ de sa grand-mère.
— Suffit, chérie, s'interpose-t-il. Ce n'est pas la peine de faire un esclandre.
Mais quand la machine est en route, il est illusoire de vouloir l'arrêter.
— Vieille bique ! hurle Rose, hors d'elle. Sale bonne femme ! Colonialiste !
— Appelle la sécurité, lance l'employée à sa collègue.
— Viens, Rose ! ordonne Amir en entraînant sa femme, écumante, dans la foule.
Ils
n'y retourneront pas, cet après-midi-là. Le lendemain, Amir s'adressera
à son ambassade qui lui obtiendra, par faveur exceptionnelle, un
prolongement de visa de trois mois. Et Rose pondra un pamphlet d'une
virulence extrême qui, grâce à l'intervention de Mme Irène, paraîtra,
tronqué de ses meilleurs passages, dans le courrier des lecteurs de
l'Huma*.
* L’Humanité : organe du parti communiste
On peut retrouver cet épisode de Rose sur le blog citoyen de Lucie Chenu : http://choeurs-de-citoyens.svetambre.org/index.php/post/2011/01/17/%C3%89migr%C3%A9e-dans-son-propre-pays%2C-par-Gudule
RépondreSupprimerZut le lien ne fonctionne plus...
RépondreSupprimerAh bon ? chez moi, il s'ouvre. Je viens de tester avec Mozilla et Chrome. J'utilise aussi AdBlock+ pour passer les publicités. Peut-être ta connexion ?
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