dimanche 9 octobre 2016

ROSE 161



















                                                     PFOUF

Entretemps, le troquet s'est rempli. Le harem a débarqué avec un chargement de loukoums, suivi de près par Zabelle, puis par le gros François, tenant enlacée une créature blonde qu'il présente à la ronde :
Laure, ma fiancée.
— Laure qui a de l'or dans les cheveux, dit galamment Isaac en lui baisant la main. 
Lili et Lucas arrivent bon derniers, en compagnie de — ô surprise — Pfouf en personne.
— Bien le bonsoir, jeunes-gens, clame celui-ci de sa voix de fausset.
— Pfouf ! hurle Grégoire, en se précipitant vers la marionnette. Regarde, z'ai reçu un ssat !
Amir n'est pas venu ? glisse Lili à Rose.
— Non, j'ai eu beau le supplier, rien à faire… Ça me fout le moral à plat, tu ne peux pas savoir.
Je m'en doute… Tu veux que j'essaie d'aller le chercher ?
— Pas la peine, il t'enverra promener. C'est une tête de bois, tu sais.
— Moi, il m'écoutera peut-être, intervient Pfouf. Entre gens de même nature… Passe-moi ta clé, au cas où il ne voudrait pas m'ouvrir.
Rose commence par refuser :
Non, ça il ne me le pardonnerait pas.
Puis elle se ravise : « Oh, après tout… » et accroche son trousseau au nez de la marionnette.
— Tiens, mais je te préviens : s'il demande le divorce, ce sera toi le responsable.
— J'assume. Hardi, hardi, allons quérir le Graal ! Tu viens, Lucas ?
Et l'assistance entière de suivre des yeux, s'éloignant dans la nuit tombante, la silhouette dégingandée du clown précédée de son étrange protubérance ventrale.
— Tournée de Champagne ! annonce Mme Irène, histoire de ne pas laisser refroidir l'ambiance.
« Pourvu qu'il réussisse… Pourvu qu'il réussisse… » se répète Rose sans y croire. 
Or, contre toute attente, Lucas réussit.
— Ce n'est pas moi qu'il faut féliciter, c'est Pfouf ! annonce-t-il, en franchissant le seuil, escorté d'Amir.
Bonsoir, bredouille ce dernier de mauvaise grâce.
Il est, à l'évidence, furieux de s'être laissé embobiner.
— Viens vite que je te présente à tout le monde, mon chéri, gazouille Rose, faussement rassérénée.
Lucas pose sur le comptoir la guitare d'Amir, dont il a pris soin de se munir, puis se dirige vers Béchir entouré de son harem. Et l'on perçoit l'écho de leur conciliabule, ainsi que les gloussements des deux fatmas, ravies.
— Pourquoi tu n'as pas mis ta tenue arabe ? interroge Lili qui les observe en douce. Tu aurais été couleur locale.
Rose hausse les épaules.
J'avais pas la forme.
Et maintenant, tu l'as ? 
Regard de biais à Amir qui, sitôt entré, a pris ses distances.
Bof…
File te changer, je me charge de lui.
Rose obtempère en soupirant, et, à son retour, est accueillie par des «  you-you ». Durant son absence, Wadiah et Fathia ont entamé une danse du ventre endiablée. Vu sa tenue, elle ne peut moins faire que de se joindre à elles — tout en zyeutant son mari du coin de l'œil, des fois qu'il désapprouverait.
Mais Amir ne prête guère attention à ce qui l'entoure.
En revanche, il gratouille sa guitare. Pour se donner une contenance, sans doute.
« C'est déjà un progrès », estime Rose.
— Tu veux boire quelque chose, mon chéri ? s'empresse-t-elle, encore essoufflée par sa prestation.
Il refuse d'un geste agacé.

À quel moment se produit ce que Rose, par la suite, qualifiera de "miracle"? Elle ne saurait le dire exactement.
— Ça y est, ton bonhomme est dans le bain, lui souffle soudain Lucas. Regarde-le !
 Amir ne gratouille plus, il joue. Il improvise, en fait. Concentré, comme avant. Le feu aux joues. Avec, sur les lèvres, un presque-sourire.
— Pourtant, il n'a rien bu, commente Rose, ahurie.
Elle l'écoute, bouche bée, un frisson d'émotion à fleur de peau, quand un "toc toc" bizarre la fait se retourner. Un petit visage sombre aux yeux écarquillés est collé à la porte d'entrée, le nez comiquement écrasé contre la vitre.
Diouf !
— Qu'il reste dehors, ce morveux, lance Mme Irène. Moins je le vois, mieux je me sens.
Par signe, elle indique au gamin : c'est fermé. Mais il ne bouge pas d'un pouce, hypnotisé par la lumière, la foule, l'ambiance festive.
Pauvre môme, proteste Rose. Je vais lui ouvrir. 
Certainement pas ! Vous oubliez ce qu'il vous a fait ?
Sans tenir compte de la remarque, Rose déverrouille la porte.
Qu'est-ce que tu fiches là, toi ?
— T'as pas des sous pour des bonbons ?
Non, mais j'ai mieux que ça… Allez, entre.


         Pfouf fascine Diouf par-dessus tout.
            — Qui c'est ? demande-t-il à Lucas, en pointant le doigt vers la marionnette.
Mon frère, répond Lucas, après une imperceptible hésitation.
Le gamin déglutit.
Moi aussi, j'ai un frère.
Je sais, dit Lucas.
Il est mort.
Le mien aussi. Mais tu vois, je le ressuscite quand je veux.

                                                             *


La soirée s'achève sur un "bœuf" mémorable. Amir à la guitare, bien sûr, Lucas au xylophone — « Tu me le prêtes, Grégoire ? Merci, t'es un vrai pote ! » —, Diouf aux percussions (un seau coincé entre ses genoux, sur lequel il tape du plat de la main, avec un sens inné du rythme), Isaac au sucrier-maracas et le chat aux miaulements.
Ajoutons à cela les mélopées geignardes des deux fatmas, les coups de talon de François, marquant la mesure, et les applaudissements frénétiques de Zabelle qui s'amuse comme une folle, et nous aurons une vague idée — très vague — du résultat.
Conclusion pragmatique d'Isaac :
Demain, je jeûne.
Pourquoi ? s'étonne Mme Irène. 
— Pour me faire pardonner, tiens. Je te rappelle qu'aujourd'hui, c'est sabbat, jour interdit de musique.
D'alcool aussi, si je ne m'abuse, signale François.
            — Absolument. Je me mettrai donc, en plus, des cendres sur la tête.
Il paraît que c'est très bon pour les cheveux, remarque Rose.
La religion, c'est bon pour tout, assure Isaac.
Surtout quand on la transgresse, pouffe Lucas.
C'est vrai, admet Isaac en se resservant un verre.

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