samedi 20 août 2016

ROSE 111

 


                                   LE PASSÉ RESSURGIT

Or, une longue semaine, il faut la meubler. Et Bruxelles est une ville pleine d'embûches, pour qui n'y prend pas garde. Elle recèle, entre autres, une certaine avenue Victor-Hugo qui, sans crier gare, revient hanter Rose.
« Je me demande ce qu'est devenu Louis de Backer », se dit-elle un beau matin.
Et lui vient l'envie pressante de le revoir — sans qu'il le sache, s'entend ; juste un bref coup d'œil en passant… Curiosité légitime, me direz-vous. Quel mal y a-t-il à s'enquérir de quelqu'un qu'on a aimé ?
Hormis le risque de réveiller les vieux démons, bien sûr… 
Ça doit être un effet secondaire du "retour aux sources". L'ambiance vermeerienne, dans laquelle Rose baigne contre sa volonté, la fait, en quelque sorte, régresser. Le Liban est loin, elle est désœuvrée, perdue, dépossédée de toute responsabilité. Livrée, comme jadis, à l'ennui, au cafard, aux récriminations de sa mère… Quoi d'étonnant, dès lors, à ce qu'en dépit des années écoulées, elle se comporte en adolescente ?
— Mets ton manteau, Grégoire, on va faire un p'tit tour ! Maman, tu écouteras si Olivier ne pleure pas ? En principe, il doit dormir jusqu'à trois heures et d'ici là, je serai rentrée. Mais on ne sait jamais…
D'un pas allègre, mère et fils empruntent l'itinéraire si souvent parcouru par Rose dans la fébrilité du désir. Fin avril saupoudre de fleurs blanches les marronniers de la rue du Trône. Sous la caresse du soleil printanier, les façades des vieux immeubles art-déco et la statue équestre d'Albert 1er, place du Roi-Chevalier, resplendissent.
Voici l'avenue de la Couronne, le pont du chemin de fer…
— Ze veux regarder les trains, exige Grégoire.
— Au retour, mon bichon. Avant, tu sais ce qu'on va faire ? On va aller acheter des meringues.
Avec la sensation d'accomplir un pèlerinage, Rose oblique à gauche, vers la pâtisserie des parents de Monique. En poussant la porte vitrée, elle a le cœur qui bat la chamade.
Derrière le comptoir, une inconnue.
— Bonjour, madame, dit Rose — sur le même ton, le même, que lorsqu'elle avait quinze ans. Est-ce que Monique est là ?
Monique ? s'étonne la femme.
Oui, Monique Gossens
Ah, la fille de mes prédécesseurs…
Ils n'habitent plus ici ?
— Non, ils sont partis vivre à Namur, il y a deux ans. Quand mon mari et moi avons repris leur commerce.
Les meringues sont nettement moins bonnes que dans le temps — ou alors, c'est Rose qui a grandi. Grégoire, pourtant, n'en fait qu'une bouchée avant de réclamer la part de sa mère qui la lui donne distraitement.
L'avenue Victor-Hugo s'ouvre devant eux, large, aérée, creusée en son milieu par les rails du tramway. Le ventre dans un étau, Rose s'y engage.
À mesure qu'elle avance, elle ralentit l'allure, lançant des regards furtifs aux alentours. Une chair de poule sournoise cloque sa peau, des orteils à la nuque.
«Et si jamais je rencontrais Louis ? se demande-t-elle. S'il sortait au moment où je passe devant chez lui et qu'on se retrouve nez à nez, hein ? Qu'est-ce que je lui raconterais ? Et lui, comment réagirait-il ? Par rapport à Grégoire, je veux dire… Tenterait-il de me le prendre ou se contenterait-il de lui faire la bise ? »
         Des flash viennent renforcer ces angoissantes questions : le gros fonçant sur elle, lui arrachant son fils. L'emportant Dieu sait où. Elle, le poursuivant en hurlant : «Au secours ! On kidnappe mon enfant ! » Et lui, ricanant : « Il est à moi, maintenant ! Je ne te le rendrai jamais… jamais… jamais… »
Néanmoins, elle poursuit sa route d'un pas mécanique. Avec le sentiment de jouer à la roulette russe. Ou de sauter en parachute sans parachute.
Parvenue au 22, elle serre si fort la main de Grégoire qu'il proteste :
Aïe, tu me fais mal.
Sur la fenêtre du rez-de-chaussée, dépourvue de rideaux, un panonceau À louer. Rose avait tout prévu sauf ça.
Elle se hisse sur la pointe des pieds pour scruter l'intérieur à travers les vitres sales. Et n'aperçoit qu'une enfilade de pièces vides.
Rien ne subsiste de l'atelier où elle a vécu tant de moments exaltants et tragiques. Même pas de traces aux murs, à l'emplacement des cadres : tout a été repeint.
C'est un pan de son passé qui, brusquement, s'effondre. C'est son enfance qui meurt.
« Ce lieu n'existe plus que dans ma mémoire », se dit-elle.
Et, les jambes coupées, elle s'assied sur le bord du trottoir, imitée par Grégoire qui lui demande gentiment :
T'es fatiguée, maman ? Tu veux que ze te porte ?

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Laissez un chtit mot