mercredi 17 août 2016

ROSE 108

 


RETOUR À IXELLES (SUITE)


La "lune de miel" ne dure pas, hélas. Trois jours après son arrivée, Rose bouquine, allongée sur son lit, ses enfant grenouillant autour d'elle, quand on frappe à la porte.
Oui, crie-t-elle.
         Suzanne entre. Ses yeux englobent la pièce et son visage s'allonge.
— Quel désordre ! s’écrie-t-elle. Tu ferais mieux de ranger au lieu de perdre ton temps.
Mais… proteste Rose, confuse.
— Quand tu étais gamine, c'était déjà le même topo : toujours fourrée dans tes satanés romans. Pourtant, Dieu sait que je te l'ai seriné assez souvent : une femme qui lit, c'est la débâcle du ménage.
Mais… répète Rose.
— Au lieu de laisser les petits dans cette atmosphère confinée, pourquoi ne les sors-tu pas ? Ils sont restés  enfermés toute la journée, par ce beau soleil.
La suggestion n'est pas tombée dans l'oreille d'un sourd.
Ze veux aller promener, mamie, clame Grégoire.
— Demande à ta maman, elle n'a rien d'autre à faire. Moi, je me coltine déjà le magasin, les repas, la vaisselle, la lessive…
       — Je t'ai proposé de t'aider, se défend Rose. C'est toi qui n'as pas voulu.
— Je préfère que tu t'occupes de tes enfants (soupir grinçant)… à condition que tu t'en occupes, bien entendu.
Elle dilate les narines, grimace.
Olivier sent le pipi, quand l'as-tu changé pour la dernière fois?
Avant la sieste.
Pas après ? Et tu t'étonnes qu'il ait des rougeurs ?
Ce ton péremptoire !
« Danger ! » pense Rose, qui craint ses propres réactions face à l'autoritarisme maternel.
         Et, plutôt que d'entamer une polémique dont elle redoute d'avance l'issue, elle saute sur ses pieds :
On y va, les mômes ?
Cinq minutes plus tard, le grand à la main, le petit sur la hanche, elle prend la poudre d'escampette.
Ses pas la mènent tout naturellement sur le chemin de l'école. Sa montre, consultée, marque 16 h 20. Dans dix minutes, c'est la sortie des cours.
— Je vais te montrer où j'allais en classe, dit-elle à Grégoire.
La chaussée de Wavre n'a pas changé, depuis l'époque où, bi-quotidiennement, elle l'empruntait dans les deux sens. Toujours ce pavement ventru, irrégulier, si traître pour les chevilles. À gauche, après la palissade dont elle arrachait les affiches au passage, la boucherie, la mercerie, le cordonnier… À droite, le droguiste… L'échoppe du rétameur… Le café Chez Tinje… Tiens ? Le salon de coiffure a été remplacé par un magasin de fringues, et sur la papeterie est scotchée une pancarte : "Commerce à céder"…
            — Je connaissais cette rue par cœur, poursuit Rose à l'intention de son fils qui s'efforce de marcher au centre des pavés, en évitant que sa semelle ne morde sur les joints. J'aurais pu m'y diriger les yeux fermés.
Ainsi parviennent-ils devant le Nopri.
Une bouffée de souvenirs assaille Rose. Elle se revoit, toute de bleu vêtue, s'engouffrant dans les rayons avec Monique ou Claire, en quête de quelque achat dérisoire — mais tellement jouissif. Et plus tard, quand elle utilisait les cabines d'essayage pour changer de look, afin de se rendre "incognito" chez Louis de Backer…
La voix de Grégoire la ramène sur terre.
Maman, ze veux des frites !
Du doigt, il indique la baraque odorante qui, comme jadis, occupe le centre de la place.
— D'accord, dit Rose, mais tu tiendras le cornet. Sans le laisser tomber, hein !
Quelques instants plus tard, les doigts gras et la bouche pleine, ils parviennent tous trois devant La Trinité, Institut pour jeunes filles.
Un flot discontinu d'adolescentes en uniforme s'échappe du portail grand ouvert, pour s'égailler le long des rues en petits groupes jacassants. Avidement, Rose scrute les visages, dans l'espoir de reconnaître l'un d'eux.
En vain.
Les collégiennes d'aujourd'hui étaient encore en primaire, quand elle est partie. Ça lui flanque un méchant coup de vieux.
Elle s'apprête à faire demi-tour lorsqu'une voix la cloue sur place:
Rose ?
Elle se retourne, et ne peut retenir un cri d'étonnement. Une religieuse lui fait face, la quarantaine, le visage sec – mais, exceptionnellement, éclairé d'un sourire.
— Ça alors, sœur Marie-des-Anges !
En personne.  Celle que les élèves surnommaient "l'espionne", et à laquelle Rose et Claire durent, l'année de leur troisième latine, une semaine de renvoi pour "conduite immorale"*.
Une jubilation revancharde au ventre, Rose lui fonce dessus.
Je vous présente mes fils, Grégoire et Olivier.
Quels enfants magnifiques… pour une bien jeune maman !
Y a-t-il une pointe de reproche, dans le ton en apparence courtois de la religieuse ? Rose défie du regard son ancienne ennemie et lance, provocatrice :
Ça vous en bouche un coin, hein ! Au fait, que devient Claire?
— Elle poursuit ses études à l'université de Louvain, comme la plupart de vos anciennes condisciples.
Il y en a qui se sont mariées, dans le lot ?
— Non, à ma connaissance, vous êtes la seule. Vous avez toujours été très précoce.
Cette fois, plus aucun doute, un règlement de compte se profile à l’horizon. Mais, contrairement à naguère, aujourd'hui, Rose a du répondant.
— Très, siffle-t-elle du tac au tac. Et je m'en flatte. Ça vaut mieux que de rester vieille fille ou de finir au couvent, n'est-ce pas ?
Puis, plantant là la nonne abasourdie, elle tourne les talons et s'éloigne, fière comme Artaban.


                                                           *Voir "La vie en Rose"



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