lundi 15 août 2016

ROSE 106

 


Ô RAGE, Ô DÉSESPOIR

         Au bout de quarante-huit heures de ce régime, Rose craque.
On ne peut plus rester ici, dit-elle à son mari.
Il est bien de cet avis, surtout étant donné l'attitude de Gaby. Le chanteur, en effet, fuit le studio comme la peste, et dans les rares moments où il est là, tire une tronche de six pieds de long.
— Je crois qu'il regrette de nous avoir invités, a confié Amir à sa femme, la veille au soir.
Et elle :
— Je le comprends, remarque : on étouffe, ici. Son "mouchoir de poche" n'est pas adapté à une famille nombreuse.
D'un commun accord, ils décident donc, toutes affaires cessantes, de se mettre en quête d'un appartement.
— Je vais acheter les journaux, décrète Amir. Dans les petites annonces, on devrait pouvoir trouver notre bonheur.
C'est méconnaître la crise du logement qui sévit à Paris, et les prix en vigueur !
         L'examen approfondi de la presse les consterne au-delà de tout.
         — Les propriétaires sont complètement dingues, explose Rose, hors d'elle. La moindre chambre de bonne sans WC, sans salle de bains, coûte dix fois plus cher que notre maison de Zouk. Faut gagner des fortunes pour vivre dans ce pays.
— D'autant que je ne travaille pas encore, approuve son mari. Et que nos économies ne sont pas extensibles…
Qu'est-ce qu'on va faire ?
Il n'en sait rien, franchement. Ou plutôt, si, il a bien une idée. Mais, connaissant sa femme, il hésite à l'énoncer.
— Ce serait la seule solution…, marmonne-t-il entre ses dents – dans l'espoir qu'elle l'interroge, ce qui ne loupe pas.
Quelle solution ?
D'instinct, elle se méfie. À raison, ô combien. 
— Tu pourrais aller passer une semaine ou deux chez tes parents avec les gosses. Pendant ce temps-là, Gaby et moi, on répéterait. Il a des contrats en vue… à condition qu'on soit au point, bien entendu. Et ça me laisserait le temps de courir les agences immobilières
Rose, tétanisée, le fixe comme s'il venait d'annoncer : « Je te quitte. »
— Chez… chez mes parents ?
         Un frisson la secoue. Elle, avec ses enfants, dans la quincaillerie Vermeer, quelle épouvante !
         — Jamais, explose-t-elle, happée par son passé comme par la gueule d’un monstre. Jamais, tu entends ! Déjà, au Liban, j'avais du mal à supporter ma mère, alors chez elle, tu imagines ? Comme quand j'avais quinze ans ? Rien que d'y penser, j'en ai des sueurs froides.
         Il admet qu'elle n'a pas entièrement tort. Néanmoins, cela simplifierait les choses. Pour les enfants, ce serait bien moins pénible que d'être entassés dans vingt mètres carrés, et lui aurait les coudées franches pour tout organiser avant leur retour. Alors, n'est-ce pas, un petit sacrifice…
         Mais Rose reste intraitable. Demander asile à Suzanne et Marcel serait nier quatre ans d'indépendance ; renouer le cordon ombilical, en quelque sorte. Plutôt mourir !
         Devant une telle détermination, Amir n'insiste pas. Il se contente de  marquer sa désapprobation par une froideur inhabituelle. Ce dont Rose se fiche comme d'une guigne.
          
         Dix-neuf heures trente. Dans la kitchenette, le repas des enfants bat son plein. Tandis qu'Amir enfourne les pâtes dans la bouche d'Olivier en répétant machinalement : « Une cuillerée pour maman, une cuillerée pour papa…», Rose houspille Grégoire qui s'obstine à manger avec les doigts. Soudain, un bruit de clés dans la serrure, un pas nerveux sur les lattes du parquet.
         — Bonsoir, Gaby, s'écrient-ils d'une seule voix.
'Soir !
D'un regard circulaire, le chanteur embrasse (!) la pièce encombrée de bagages et de jouets. Il se sent intrus dans sa propre demeure. Sa guitare et ses disques, stockés pêle-mêle dans un coin, ses revues sens-dessus-dessous, son clic-clac où s'entassent couvertures et matelas, le navrent visiblement.
Il cherche un endroit pour s'asseoir, n'en trouve pas. Reste debout à se balancer d'un pied sur l'autre. Toussote.
Il faut que je vous parle, dit-il enfin.
Quatre paires d'yeux convergent dans sa direction, dont deux subitement inquiètes.
Ça ne peut plus durer.
Je sais, soupire Amir.
« J'aurais dû rester au Liban, pense Rose de toutes ses forces. J'aurais dû, j'aurais dû, j'aurais dû. Pourquoi j'ai cédé, imbécile que je suis ? On était si bien…»
— Nous avons épluché les petites annonces, et tout est hors de prix, poursuit Amir, délaissant Olivier qui agrippe son poignet en réclamant : « Mam mam »
— Je t'avais prévenu : j'ai mis plus de six mois à trouver mon studio, et encore, en le sous-louant à un copain.  (Un silence) Il vous reste l'hôtel…
— Ce n'est pas dans nos moyens, surtout à quatre et pour une durée indéterminée.
— Bon… Alors, je vais y aller, moi. 
         Double protestation :
Tu n'es pas sérieux ?
On ne peut pas te mettre à la porte de chez toi.
Vous ne me laissez pas vraiment le choix, admettez-le.  
Amir et Rose échangent un long regard. Elle est pâle à faire peur, ses lèvres tremblent convulsivement.
— Je pars, dit-elle dans un souffle.
D'un coup, les yeux d'Amir ne sont plus que douceur.
— Rose va aller quelques temps en Belgique, murmure-t-il, quêtant du coin de l'œil l'approbation de sa femme.
         Elle hoche lentement la tête :
  — Tu peux patienter jusqu'à demain, Gaby ? Le temps de prévenir mes parents…
                                                     *

         La soirée est très gaie. Le chanteur, soulagé d'un grands poids, multiplie les prévenances envers ses invités. Amir, qui déborde de reconnaissance, câline sa femme à tout propos. Et les deux enfants, gagnés par l'atmosphère, se montrent nettement moins turbulents qu'à l'ordinaire.
— On va ouvrir une bonne bouteille pour fêter ça, annonce Gaby, extirpant du placard le bordeaux millésimé qu'il gardait pour une grande occasion.
« Le verre du condamné », pense Rose amèrement.




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