jeudi 15 septembre 2016

ROSE 137
























             LA MANCHE

Un chanteur de folk gratte sa guitare, dans le métro. Rose l'observe, songeuse.
Amir ?
Mmmm…
Tu penses la même chose que moi ?
Ils se regardent, se comprennent sans parler.
Ça va pas, la tête ? proteste Amir.
Ayant fini sa prestation, le gars passe parmi la foule. Rose fouille dans son sac, en sort une pièce qu'elle lui tend.
— C'était très bien.
Il remercie d'un clignement de paupières avant de poursuivre sa quête. Rose le suit des yeux jusqu'à la station suivante, où il descend.
Sept, annonce-t-elle.
Mimique d'incompréhension d'Amir.
— Il y a sept personne qui lui ont donné des sous, explique-t-elle. Un franc en moyenne. C'est-à-dire qu'il a gagné sept francs, minimum. Pour combien ? dix minutes de boulot, même pas. T'en connais beaucoup, toi, des jobs payés un franc la minute ?
La mimique se mue en grimace d'agacement.
— Tu as de ces idées, toi, parfois. Tu m'imagines en train de faire la manche, sans blague ?
— Ben quoi, ce n'est pas honteux. Les ménestrels gagnaient leur croûte de cette façon, je te signale. Les bateleurs aussi. Et même Édith Piaf : avant de devenir une grosse vedette, elle chantait dans les rues.
Elle mendiait, quoi ! 
— Soixante balles de l'heure, c'est un bon salaire pour un mendiant, je trouve.
Bref, elle n'en démord pas. Lui non plus. Mais au bout de quelques jours :
— Finalement, le métro, est-ce vraiment plus humiliant que les supermarchés ? interroge Amir à brûle-pourpoint.
— Notre situation est si catastrophique ? comprend Rose.
— Pire que ça. Je viens de passer à la banque, on est en débit. Et le banquier m'a prévenu : si je ne comble par le trou d'ici la fin du mois, je suis interdit de chéquier.
Meeerde… Combien t'a rapporté la tournée ?
— Que dalle : j'ai déjà tout dépensé. En plus, en tant qu'étrangers, on n'a droit à aucune aide, je me suis renseigné.
— Bon, dit Rose. Faut que je trouve du travail.
Comment feras-tu avec les gosses ?
Je bosserai à la maison, tiens. Comme à Beyrouth.
Soupir incrédule d'Amir :
— En attendant, moi, je sais ce qu'il me reste à faire…
Il empoigne sa guitare et se dirige vers la porte.
— Eeeeh, où tu vas ?
Dans le métro.
Là, tout de  suite ?
Ouais, avant que je me dégonfle.
Rose ne dit plus rien. Le regarde s'éloigner, le dos voûté (sous le poids de sa désillusion, peut-être ?), puis, stimulée par cet acte d'héroïsme, elle plonge dans le Bottin et repère les numéros des principaux journaux.
Allo ? Je voudrais parler au rédacteur en chef.
 À quel propos ?
— J'ai été  journaliste pendant trois ans, au Liban et je cherche un poste de pigiste. Je peux vous montrer mes articles, si vous voulez.        Les standardistes lui rient au nez et, devant son obstination, lui conseillent  d'envoyer un C.V. agrémenté de quelques photocopies.
Ce qu'elle s'empresse de faire.
Trente, elle va en expédier.
Pour ne recevoir, dans les semaines qui suivent, que deux réponses : « Nos effectifs sont au complet » et « Bien que nos effectifs soient au complet, nous prenons acte de votre candidature et ne manquerons pas de vous recontacter le cas échéant ».
En attendant cet aléatoire appel, elle continue son livre, à défaut de mieux. Mais l’inspiration laisse à désirer.  
Quant à Amir, son nouveau statut le déprime au-delà de tout.
T'as chanté quoi ? lui a demandé Rose le premier soir.
Les Beatles.
Ça doit marcher, ça, non ?
Sans un mot, il a vidé ses poches. Trente-sept francs quatre-vingt treize, en menue monnaie.
Depuis, c'est sa moyenne. Entre trente et soixante, les jours fastes. Juste de quoi survivre…

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