dimanche 11 septembre 2016

ROSE 133























                 PREMIÈRE MANIF

   
      Le 13 juillet, comme Rose revient du parc :
— Vous allez danser, ce soir ? l'interpelle Mme Irène qui prend le frais sur le pas de sa porte.
Pourquoi ?
— C'est la fête nationale.
Ah , j'avais oublié.
Les bals du 14 juillet, Rose ne les connaît que par les chansons. Elle ignorait que cette tradition fût toujours en vigueur.
— Ben vous, alors, s'esclaffe Mme Irène. On ne peut pas dire que vous ayez vraiment les pieds sur terre. Vous n'avez pas remarqué les lampions ?
Euh… si, en effet, maintenant que vous en parlez.
Vous emmènerez les petits voir le feu d'artifice, au moins ?
Ça se passe où ?
 Devant la mairie.
Pas trop tard, j'espère ? 
— Sitôt qu'il fait nuit… Une fois n'est pas coutume, n'est-ce pas mon mignon !
C'est à Grégoire que s'adresse cette dernière phrase. Il réagit au quart de tour.
Ze veux y aller !
Tu ne sais même pas de quoi il s'agit, glousse Rose.
— Ce sera l'occasion de le découvrir, dit Mme Irène. Un premier feu d'artifice, ça compte, dans une vie. Comme un premier amour !
Et vous, vous viendrez ?
— Non, Béchir a peur des pétards. Tout ce qui lui rappelle la guerre l'angoisse.
Tant pis, Rose ira seule avec ses deux gamins, que ce nouvel accroc aux sacro-saints horaires excite furieusement.
Le repas terminé, donc, elle leur met des habits propres et retourne au centre ville.
Une joyeuse animation règne sur la place, qui jouxte le parc d'un côté, la mairie, la bibliothèque et le théâtre de l'autre. Un podium y a été dressé, autour duquel s'affairent quelques musiciens. Rose, subjuguée, observe leur manège, cédant, selon son habitude, à la magie des superpositions. Ce grand brun, là, qui accorde sa guitare, ce pourrait être Amir. Il jouerait ici, dans son propre quartier, au lieu de zoner dans une lointaine province. Sa femme et ses fils viendraient l'applaudir, ainsi que tous ses voisins qui, le lendemain, se pousseraient du coude en le croisant dans la rue : « Tu l'as reconnu ? C'est ce fabuleux bassiste venu du Moyen-Orient ! »
Grégoire, en lâchant sa main, dissipe l'illusion.
Eh, où tu vas, bonhomme ?
Vers la charrette de barbe-à-papa, bien sûr.
Z'en veux !
Veuuu ! renchérit Olivier.
— D'accord, mais une pour vous deux. Le sucre, c'est mauvais pour les dents.
Le soleil se couche. Bientôt, il fera nuit et les lampions multicolores s'allumeront.
— Vous voulez faire de la balançoire, en attendant ? propose Rose. Au moins, je pourrai m'asseoir.
Elle gagne l'aire de jeu, installe Olivier dans le bac à sable tandis que Grégoire court vers le toboggan, et poursuit sa rêverie sur un banc, bercée par les essais sono.
Soudain, un brouhaha couvrant les bribes d'accords attire son attention. Intriguée, elle se dresse sur la pointe des pieds pour tenter d'apercevoir, par-delà les grilles, de quoi il s'agit. Mais les buissons lui barrent la vue. Elle grimpe sur le banc. Ah, comme ça, ça va mieux.
La place de la mairie est noire de monde. Et des banderoles s'agitent dans le crépuscule.
« Une manif », réalise-t-elle.
Bien que, depuis plus d'un mois, tout soit prétendument revenu à la normale, les rassemblements de cette sorte ne sont pas rares. C'est la queue de la comète, minimisent les journaux, pointant du doigt les "agitateurs" qui, régulièrement, descendent dans la rue pour provoquer les forces de l'ordre.
Mais Rose, pour sa part, n'a jamais assisté à ces affrontements, pourtant banals.
Son premier réflexe est d'aller voir, son second de prendre la fuite — partagée qu'elle est entre deux sentiments contradictoires : une curiosité dévorante et un sens aigu des responsabilités.
Ce dernier l'emporte (à regret). Et tandis que le barouf prend de l'ampleur, tandis qu'éclatent cris, imprécations, explosions, etc, elle évacue sa marmaille et, du plus vite qu'elle le  peut, regagne son domicile.
Or, en chemin, qui rencontre-t-elle, venant en sens inverse ?
Mme Irène.
— Ah ! s'écrie cette dernière. Justement, je vous cherchais.
Je rentre, dit Rose. Ça barde, là-bas.
— Je sais, des clients m'ont prévenue et je me rongeais les sangs de vous avoir envoyée dans cette galère.
Rose a un petit sourire qui signifie : ce n'est pas grave.
           — Tant pis pour le feu d'artifice, ajoute-t-elle, à l'intention de ses fils.
Une pointe de déception perce dans sa voix.
À mon avis, il n'aura pas lieu, dit Mme Irène.
Puis, fine mouche :
Vous auriez bien aimé rester, hein !
— Ben… au mois de mai, j'étais en Belgique, s'excuse Rose. J'ai suivi les événements par les journaux, mais, quelque part, j'aurais bien aimé assister à tout ça.
La troquetière, compréhensive, hoche la tête :
— C'est de votre âge. Voulez-vous que je garde les enfants pour que vous puissiez y aller ? 
Rose avale sa salive.
Et Béchir ?
— Il dort. Je lui ai donné un calmant : les bruits de pétard le rendaient nerveux. Et puis…(petit rire) à son âge, il peut se passer d'une baby-sitter.
C'est tellement gentil de votre part. Je ne voudrais pas…
— Allons, allons, je vois bien que vous en mourez d'envie. Donnez-moi votre clé : je coucherai les enfants, et je resterai près d'eux jusqu'à votre retour. 
Ravalant ses scrupules, Rose obtempère.
Maintenant, filez. Et bonne soirée !


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Laissez un chtit mot