samedi 30 avril 2016

ROSE 3




                                                           LES OURSINS
 
 
         La route reliant Jounieh à Beyrouth longe la mer sur une trentaine de kilomètres. C'est là que se trouvent les "bons plans" d'Amir et Rachad qui connaissent les reliefs de la côte comme leur poche.
         Un simple regard suffit pour que les deux frères se comprennent. La voiture, conduite par Rachad, ralentit, se range sur le bas-côté. Amir en jaillit, se penche au bord du précipice, fait demi-tour en hochant la tête.
— C'est pris !
Deux kilomètres plus loin, rebelote. Et le rituel se poursuit, immuable, jusqu'à ce qu'enfin :
— Ah, ici, c'est libre ; gare-toi. Passez-moi les paniers, les filles ! Grégoire, tu viens sur mes épaules ?
Commence alors une périlleuse descente sur les petits sentiers de chèvres, en contrebas. Rose et Omane s'aident l'une l'autre, tandis que les hommes, chargés comme des bourricots, transportent parasol, serviettes et repas — plus la chaise longue d'Omane que sa grossesse alourdit à vue d'œil et qui ménage son dos.
— Quand je pense qu'après, il faudra remonter, soupire Rose, en nage.
— Chaque chose en son temps, rétorque sagement Omane. Ne gâche pas ton plaisir à l'avance.
         Cahin-caha, elles atteignent l'anse rocheuse que leurs maris, plus rapides, ont déjà investie.
Grégoire, quant à lui, n'a pas perdu de temps : débarrassé de ses tongs, il court en direction de la frange d'écume blanchâtre qui lèche les galets.
— Ne tombe pas, hein ! lui recommande sa mère. Et regarde bien où tu mets les pieds !
Omane s'installe sur la chaise longue, à l'ombre du parasol. Pour elle, point de maillot mais une ample tunique blanche qui laisse deviner son corps sculptural, par transparence. Elle ferme les yeux. N'y est plus pour personne, repliée sur son bonheur comme une huître sur sa perle.
— Le premier qui ramène des oursins a gagné ! crie Rachad, envoyant valdinguer son T-shirt et ses jeans.
— Des-our-sins, des-our-sins, scande Rose. Quelqu’un  a pensé à prendre les ciseaux ? 
               Elle a lu quelque part que l'iode contenu dans les fruits de mer était souverain pour les fœtus. Cela leur évite, précisait l'article, tout problème de thyroïde futur. Elle s'en gave donc avec acharnement, dimanche après dimanche, bien que la pratique consistant à découper l'animal tout vif pour absorber sa chair arrosée de citron lui semble de la dernière barbarie. Sans compter que cette crème orangée et puante la révulse. Mais l'amour maternel ne s'encombre ni de dégoûts, ni de scrupules. « Pour le bébé », pense-t-elle en se bouchant le nez. Et, en dépit des haut-le-cœur qui lui pétrifient l'œsophage, elle avale bravement l'horrible panacée.
             Sans perdre de vue Grégoire qui barbote dans les flaques, Rose se déshabille. Le bikini révèle avec impudeur son petit ventre replet, ses seins gonflés débordant généreusement du soutien-gorge. Une chance qu'elle soit en famille, sans quoi, jamais elle n'oserait se montrer dans cette tenue.
             En se tordant les chevilles sur les galets, elle rejoint son fils, lui retire ses vêtements, pénètre avec lui dans le flot limpide.
—Bras, maman ! réclame-t-il, un peu inquiet.
             Elle le soulève, avance encore. Le niveau de l'eau atteint ses genoux, ses cuisses, ses hanches. Alors, elle plie les jambes et s'immerge jusqu'au cou, à la grande joie-terreur de Grégoire qui s'agrippe à elle avec un rire tremblant.
             — Frappe les vagues, recommande-t-elle. Tu verras comme c'est amusant.
             Il s'exécute, y prend vite goût. Sous ses petites paumes explosent de grandes gerbes liquides qui scintillent au soleil.
— Paf, paf, crie-t-il, ravi de sa performance.
— Eh, doucement, proteste Rose.
Il s'en est fallu de peu que, dans sa frénésie, il ne les fasse chavirer tous deux.
— Regarde qui voilà !
A quelques mètres, Amir vient de surgir des profondeurs marines, exhibant fièrement, dans la nasse de fil de fer prévue à cet effet, trois magnifiques oursins d'un mauve presque fuschia.
— À table, habibté* !
Le cœur au bord des lèvres, Rose contemple la provende. « Beurk », pense-t-elle, avant d'applaudir stoïquement :
— Tu n'en as jamais pêché d'aussi gros !
— J'ai trouvé une mine. J'y retourne.
             Il dépose ses trophées sur la roche et replonge. En soupirant, Rose gagne la rive, installe Grégoire près d'Omane qui somnole, puis part à la recherche des ciseaux. Consciente d'être héroïque. Et même un tantinet stupide.
                 
                                                             *Habibté : chérie

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